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8 octobre 2019 2 08 /10 /octobre /2019 17:55

Je sors de la Corrèze, qui est elle-même pour sortir de l'histoire, à supposer qu'elle y soit jamais entrée. Les choses qui m'occupent, dont je parle - je n'en connais pas d'autres - vont bientôt s'absenter. Pour l'instant, c'est comme un décor de théâtre après que la pièce a été jouée. Les routes, les maisons sont toujours en place mais les acteurs ont disparu. La fin est proche et ce sera le retour à l'origine, le règne des grands bois.

 

Dépossession.

Il se trouve que je travaille, depuis quelques années, dans le sixième arrondissement. J'essaie de me mettre à la place des fillettes, des garçonnets qu'il m'arrive de croiser. Il leur suffit d'aller, les yeux ouverts, pour que s'imprime, sur leur rétine et, de là, dans leur esprit, le prodigieux spectacle des galeries d'art primitif ou contemporain, des boutiques de livres anciens et de vêtements de haute couture, de marchands d'autographes, d'antiquités qui s'échelonnent tout au long de ces rues. Ils absorbent, ces enfants, à dix ans, sans recherche ni travail, comme sans y penser, ce que l'humanité d'hier, pour l'art tribal, d'aujourd'hui, pour l'art moderne, a produit de meilleur, de plus beau. Un peu plus loin se dresse la coupole de l'Académie française. Le pont des Arts les conduit directement dans la cour du Louvre. Par contrecoup, ces petits Parisiens me renvoient à ma propre enfance, à la grisaille de la petite ville, à l'indigence de la province et il me vient comme un accablement rétrospectif à mesurer l'étendue de ma dépossession.

Jour de fête.

Depuis une trentaine d'années, nous fixons, mon frère et moi, un jour que nous passerons à écumer les librairies d'ancien et d'occasion d'une région, d'une ville de province, d'un arrondissement de Paris. Nous avons manqué de livres, au commencement, et dans nos vies antérieures, et cette privation nous a laissé un insatiable appétit de papier. L'adulte sert, on le sait, à exaucer les désirs inassouvis de l'enfant qu'il a été et peut-être de ses hypostases antérieures. Les manants qui nous devançaient n'ont pu lire les ouvrages de leur temps. Alors nous lisons, mon frère et moi, pour les vivants que nous sommes mais pour les morts, aussi, qui en furent empêchés.

  Concrètement, nous partons à la première heure, de préférence le 20 juin, avec de grands sacs, la liste des boutiques et un plan de ville. Nous nous interrompons, le soir venu, hagards, fourbus, accablés du poids du vieux papier rapporté de la journée. Nous avons réparé le préjudice dont nous avons été victimes dans la grande temporalité. Nous avons renversé l'axe du temps, offert, magiquement à nos ancêtres, les biens dont ils avaient été spoliés et c'est pour ça aussi, indépendamment du solstice d'été, que c'est un jour de fête.

 

Pierre Bergounioux : extraits de "Exister par deux fois" Fayard, 2014

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

 

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  • : "Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
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