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20 septembre 2022 2 20 /09 /septembre /2022 17:18

 

Je revins à l'automne de l'année des dix-huit ans d'Arthur. Je crois que je revins un dimanche. Arthur m'attendait sur le quai. Je me rappelle ce long, long hangar, ces milliers de gens qui criaient, pleuraient, riaient autour de moi - et, sur la jetée, les vilains visages blancs pincés des fonctionnaires qui ne paraissaient pas du tout contents de voir revenir autant de jeunes Noirs en uniforme - et puis une sorte de brèche s'ouvrit et, de très loin, je vis Arthur s'avancer de sa démarche bondissante dans ma direction. Je voyais bien qu'il ne m'avait pas encore aperçu, pas encore distingué dans ce tohu-bohu kaki. Il avait grandi et il me parut donc plus maigre. Le soleil derrière lui  plongeant son visage dans l'ombre ne me permettait pas de voir l'expression de ses traits mais je pouvais sentir son appréhension et son impatience. Je l'observais tout en manœuvrant vers lui. Quelque chose que je fis, un geste caractéristique, sans doute, accrocha le coin de son œil, lui fit tourner la tête et regarder directement de mon côté. Tout son visage s'épanouit, il eut soudain l'air d'avoir deux ans, et il se mit à courir vers moi. Je laissai tomber mes bagages, le saisis dans mes bras et le soulevai au-dessus de ma tête.

   - "Salut, jeune lion ! Comment ça boume ?"

    Je le redéposai par terre et nous nous embrassâmes. Je m'écartai en le prenant par les épaules pour l'examiner. On aurait cru qu'il ne pouvait plus s'arrêter de sourire - et moi pareil, je pense.

   " Hall ! Bon Dieu, ça fait plaisir de te voir !

   - Ça fait plaisir de te voir aussi, petit. Ça va ? Tu parais un peu maigrichon.

   - Oh ! Allons donc, tu ne te rappelles plus à quoi je ressemble. C'est toi qui fais vraiment squelettique. T'as perdu du poids, vieux.

    - Un peu, Je le reprendrai.

   - Ça, tu n'y couperas pas, dès que Maman t'auras vu.

   - Comment va Maman ? et Papa ?

   - Bien. Maman est à ses fourneaux depuis vingt-quatre heures et elle n'est toujours pas satisfaite."

   Nous rîmes, ramassâmes mes bagages et prîmes la direction de la rue.

   " Comment était-ce là-bas ?

   - Juste une petite opération de police, fiston. fallait remettre ces niaqués à leur place. Y sont pires que les nègres, y croient qu'y-z-ont droit à tout un pays. Enfin quoi, même les plus affreux bamboulas ici ne réclament qu'un petit bout de territoire.. Mais on leur a un peu montré. On te les a remis à leur place - à six pieds sous terre."

 Il n'avait pas cessé de m'observer. " Ç'a été aussi moche que ça ?

   - Oh ! ouais, mec, dégueulasse. J'ai cru devenir dingue, je ne sais pas si j'arriverai jamais à oublier...

 

C'était une journée  pleine de soleil, de circulation, de gens, qui semblaient tous se mouvoir avec résolution. Chacun paraissait, à mon œil étonné qui commençait lentement à se réajuster, excessivement bien habillé. personne ne levait la tête, c'est vrai, mais c'est que personne ne s'attendait à ce que des bombes pleuvent du ciel.  On m'avait expédié au loin pour aider à garantir et perpétuer cette indifférence. Personne, ici, ne savait ce qui se passait ailleurs. peut-être personne ne le sait-il jamais, nulle part..."

 

James Baldwin : extrait de " Harlem Quartet ", 1978-79. Éditions Stock 1987,91,98,2003,2017 pour la traduction française.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

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  • : "Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
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