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1 mai 2022 7 01 /05 /mai /2022 18:19
François Xavier Fauvelle, 2017

Une des particularités de cette contestation (qu'exprimaient les manifestations planétaires qui ont suivi la mort de Georges Floyd), c'est qu'à la différence d'autres mouvements de ce type elle s'est emparée de questions de mémoire. Notamment en ciblant des statues, déboulonnées, taguées, ou critiquées pour ce qu'elles représentent. Or contrairement à ce que certains ont affirmé, notamment le président Macron, il ne s'agit pas là de "séparatisme". Quand on se bat pour dénoncer la mémoire parcellaire mise en scène dans l'espace public, c'est bien qu'on aspire à y avoir une place. Or les statues soulèvent la question de la mémoire partagée. Les Français ne méritent-ils pas que des statues célèbrent les esclaves de Saint-Domingue qui se sont révoltés et ont fini, en 1804, par déclarer leur indépendance ? La République devrait s'honorer de cet évènement, qui est enclenché par la Révolution française. Les esclaves de Saint-Domingue, à l'époque la plus vaste colonie du monde avec ses 800 000 esclaves, dont une moitié née en Afrique, sont les premiers à saisir la radicalité de la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et se l'appliquent à eux-mêmes, obligeant la Convention à abolir l'esclavage en 1794. Mais la France d'aujourd'hui reste frileuse, continuant à célébrer Colbert - le rédacteur du Code noir-, ou même la conquête coloniale. Une statue de Bugeaud ( maréchal français qui a mené la conquête de l'Algérie dans les années 1830 ), comme il en existe en plusieurs endroits en France, rend hommage à un homme qui a pratiqué la terre brûlée et ce qu'on appelait les "enfumades", au cours desquelles on asphyxiait délibérément les civils réfugiés dans les grottes. Bugeaud appelait ouvertement à la soumission des Algériens ou à leur extermination.

 

   Histoire et mémoire sont deux choses différentes : l'histoire, c'est ce qui s'est passé, la mémoire concerne le présent. Quand on fait un travail d'historien, on est sous une souveraineté, qui est celle des faits. La mémoire se trouve sous une autre souveraineté, qui est celle de ce qui est bon pour nous aujourd'hui. Confondre les deux, c'est opter pour une position conservatrice consistant à penser que le passé nous oblige à ne rien changer à la façon dont on en parle aujourd'hui. Or ce rapport entre histoire et mémoire, tout le monde l'expérimente. Une famille a toujours une histoire multiple, faite d'ancêtres glorieux ou proscrits, de mariages et de divorces, de personnes qui entrent ou sortent de la famille. La mémoire, c'est l'album photo sur la table dun salon, ou les photos collées sur le frigo : c'est une mise en scène actuelle et actualisée en fonction de ce qui procure un sentiment partagé d'appartenance. Dans la mémoire d'une famille, on peut passer sous silence certaines choses. C'est ce qui arrive avec l'esclavage dans la mémoire nationale française. Cela se corrige en fonction de ce qu'on veut arrêter de cacher. Ce n'est pas de l'épuration, c'est de la mise à jour..."

 

François-Xavier Fauvelle : extrait d'un entretien pour le magazine XXI n°52, automne 2020.

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21 janvier 2022 5 21 /01 /janvier /2022 23:42
UNMISS Commemorates 21st Anniversary of Rwanda Genocide

Les soleils des indépendances n'allaient pas tarder à recouvrir le ciel d'Afrique d'un nuage sombre. La prolifération des conflits ethniques, les assassinats politiques, les "coups d'État permanents", deviennent autant de spécificités africaines. Le mot démocratie semble banni du vocabulaire de nos dirigeants. La pauvreté attribuée au continent tranche avec l'inventaire des richesses du sous-sol laissées à l'exploitation de ceux-là même  qui furent naguère les dominateurs. Et lorsqu'un pays a la hardiesse de remettre les pendules à l'heure, l'ancienne puissance lui fabrique un opposant de toutes pièces. On lui donne les armes et on l'accompagne dans sa conquête du pouvoir. Pendant que les balles crépitent, les contrats se signent sous les tentes. Peu importe qu'un monarque s'installe au pouvoir pour quarante ans, ou que, à sa mort, son fils lui succède. Oui, c'est certainement le nouveau mode de transmission de la gouvernance en Afrique : de père en fils. Certains diront qu'il en était ainsi dans beaucoup de sociétés traditionnelles du continent. Sauf qu'à l'époque c'était une règle coutumière acceptée  démocratiquement par les peuples. Or nous avons adopté des institutions qui prévoient des élections. Peu de pays en Afrique peuvent revendiquer le bon déroulement de ce processus politique. Au Gabon, au Togo, en République démocratique du Congo, les fils des anciens dictateurs pérennisent les bilans calamiteux de leurs géniteurs...

 

   Nous sommes comptables de notre faillite. Nous n'avons pas su trancher le nœud gordien et assumer notre maturité. Par notre silence, par notre inertie, nous avons permis l'émergence des pantins qui entraînent les populations dans le gouffre, avec pour point de non-retour le dernier génocide du XXsiècle, celui qui s'est déroulé sous nos yeux au Rwanda. Il a pu avoir lieu parce que nous avons intégré l'image que l'Occident se faisait de nous. Hutus : traits grossiers, barbarie, imbécillité. Tutsis : traits fins, intelligence, proximité avec le monde civilisé. Et tandis que ces "deux camps" s'entretuaient, l'Occident déployait son armée sous le prétexte fallacieux de protéger ses ressortissants. À l'ONU, on discuta longuement de la sémantique - génocide ou pas génocide ? - pendant que les massacres se poursuivaient..."

 

Alain Mabanckou : extrait de " La sanglot de l'Homme noir " Arthème Fayard, 2012.

 

du même auteur, dans Le Lecturamak :

 

 

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7 octobre 2020 3 07 /10 /octobre /2020 17:32
Parc national du Simien, Éthiopie, Bernard Gagnon 2012

"... La vision et la gestion de la nature sont différents en Europe et en Afrique. Il existe environ 350 parcs nationaux sur le continent africain, et dans la plupart d'entre eux les populations ont été expulsées pour faire place à l'animal, la forêt ou la savane. La violence subie entraîne des ravages sociaux. Dans les parcs encore habités, l'agriculture, le pastoralisme et la chasse sont interdits, punis d'amendes et de peines de prison. C'est le cas du parc éthiopien du Simien, situé entre 2800 et 4600 mètres d'altitude, et classé au patrimoine mondial de l'Unesco. Le paysage montagnard y ressemble pourtant beaucoup à celui des Cévennes, mais dans le parc français, également classé au patrimoine mondial, l'objectif est tout à fait contraire : il s'agit, selon l'Unesco, de sauver les "systèmes" agropastoraux", de "les conserver par la perpétuation des activités traditionnelles", de valoriser l'harmonie de l'homme et de la nature... Au Simien, "les menaces pesant sur l'intégrité du parc sont l'installation humaine, les cultures et l'érosion des sols..." 

 

   Cette idéologie est véhiculée par les grandes organisations internationales comme l'Unesco, le WWF ( World Wildlife Fund ) ou l'UICN ( Union internationale pour la conservation de la nature). Alors que l'homme européen saurait façonner l'environnement et s'adapter à la nature, l'homme africain ne pourrait que les dégrader et les détruire... Cette vision inégalitaire traduit un nouveau genre de colonialisme : le colonialisme vert. L'intention n'est plus la même qu'à l'époque coloniale, mais l'esprit reste identique : le monde moderne doit continuer à sauver l'Afrique des Africains, on légitime le contrôle de l'Afrique par une théorie environnementale décliniste... Celle d'un monde africain sauvage et vierge, en voie de dégradation, qu'il faudrait à tout prix protéger. Ce fantasme d'Afrique, qui n'a bien sûr jamais existé, hante nos représentations, d'hier à aujourd'hui... Un Éden mythique, originaire, composé de faune, de flore et de panoramas, mais vidé de ses hommes... Le cliché colonial fait de l'homme africain un braconnier affamé, tuant l'animal avec cruauté, à l'arc et à la lance, auquel s'oppose la vision aristocratique du bon chasseur blanc civilisé.

 

Un village dans le Parc national du Simien, Éthiopie; B.Gagnon, 2012

 

Dans le parc du Simien, connu pour son espèce de bouquetin, le Walia Ibex, les experts ont associé la possible disparition de cet animal - que démentent pourtant les chiffres - à la présence humaine et justifié ainsi les déplacements forcés de population... Il faut arrêter de nier l'évidence : ces populations expulsées ne participent aucunement à la crise écologique. Elles se déplacent à pied, n'ont pas d'électricité, n'achètent quasiment pas de nouveaux vêtements, ne mangent presque jamais  de viande ou de poisson, et contrairement à deux milliards d'individus, elles n'ont pas de smartphones. Si l'on voulait résoudre la crise écologique, il faudrait vivre comme elles!  En revanche, une visite dans le parc du Simien, qui compte environ 5500 touristes par an ( ce qui est peu par rapport aux grands parcs du Kenya ou de Tanzanie qui abritent des safaris générant chaque année des dizaines de millions de dollars), a un coût écologique élevé: les randonneurs ont des bâtons en aluminium fabriqué à partir de l'extraction de bauxite, des vestes en polaire, à partir de résidus de pétrole, des chaussures en Gore-Tex, avec du Téflon, etc. Ils sont venus en avion, et un vol Paris Abeba émet au moins 0,5 tonne de CO². 

 

L'exploitation des ressources induites par la visite d'un parc national équivaut à détruire les écosystèmes qui y sont protégés. L'argument de la biodiversité ne tient donc pas. En mettant sous cloche des espaces prétendument naturels, on s'exonère des dégâts qu'on cause partout ailleurs. On se dit qu'on peut continuer ce mode de vie puisqu'on préserve ici ce qu'on continue à détruire là-bas. Les parcs sont un trompe-l’œil qui cache le vrai problème : la destruction de la nature à l'échelle de la planète. La lutte économique doit être globale, portée contre l'exploitation mondiale des ressources et non contre des agriculteurs et des bergers qui vivent d'une agriculture de subsistance. "

 

Guillaume Blanc : extrait d'un entretien accordé à Télérama n°3587 du 9/09/2020

 

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25 février 2020 2 25 /02 /février /2020 19:19
Michaël Ferrier (2018), photo Librairie Mollat
Michaël Ferrier (2018)

Je me réveille dans mon lit, en nage, mais cette fois ce n'est pas le paludisme, ce n'est pas la sueur de la fièvre et ce n'est pas un cauchemar. Ou plutôt le cauchemar est entré dans ma vie même. J'ai bien entendu un hurlement sauvage, précédé de grandes rafales de pistolet-mitrailleur. Je me précipite à la fenêtre et je regarde dans la cour. ..
La case du gardien a explosé, percutée par une grenade... des morceaux de paille pendent du toit et ont commencé à brûler. Et devant elle une ombre, armée d'un fusil.

La cour est devenue un grand échiquier inutile, où, calmement, deux enfants-soldats nous tiennent en joue.

Les soldats sont entrés dans la cour, la cour par laquelle tout arrive, et toutes sortes d'ombres se faufilent maintenant, le long des palissades, fusils en bandoulière...

Le soldat est très jeune, quelques années de plus que moi; seize ans peut-être, dix-sept ans , à la limite. Il a d'abord tué Dick, qui menaçait de le mordre, une balle entre les deux yeux,  au dessus du museau, au milieu du front. Maintenant, il se tient à côté du gardien, qui a pourtant voulu retenir le chien. Après quelques palabres, il sort à nouveau le pistolet du holster fixé à sa ceinture et plaque le bout du canon à l'endroit où la gorge se transforme en menton. Je comprends l'expression " à bout portant", que j'ai lue tant de fois dans les livres. Il y a plusieurs sortes de guerre. Et là, c'est la guerre dans la guerre. Une exécution. C'est à la fois la plus rapide et la plus lente des morts. Il a l'index sur la détente et il va tirer...

Le coup part, et la tête chavire dans un cri. Je me souviens parfaitement du mouvement des muscles du visage quand on tire, comme si on extrayait de soi toute sa haine, un vieux fond de terreur ancienne...

Le jeune soldat recharge, attrape le fils du gardien par l'épaule - il doit avoir son âge - et le plaque à la même place où son père vient de mourir, et il tire une deuxième fois. Rien de plus répétitif que la guerre, de plus lancinant et de plus singulier à chaque fois. Dans la guerre, tout a toujours lieu au moins deux fois, comme si elle voulait s'assurer qu'on a bien compris, que c'est elle qui règne, qu'elle fera ce qu'elle voudra, que le plus absurde des actes pourra, sous sa tutelle, être commis autant de fois qu'elle voudra...

 

La croyance en la bonté de l'homme, en sa nature humaine, c'est cela que la guerre ruine quand elle émerge, très vite et presque sans effort.

Il faudrait tout mettre sur la table et vider les tiroirs, vider aussi les placards encombrés de cadavres, Blancs, Noirs, innocents et coupables : l'argent n'a pas plus de couleur que d'odeur. Alors, un seul sentiment subsisterait peut-être : la honte. La honte devant l'ignorance ou la veulerie des opinions publiques, des guerres qu'on mène pourtant en leur nom, le commerce des armes et celui des votes, tous les petits arrangements entre les dictatures et les démocraties qui durent depuis si longtemps en Afrique, entre les ressources minières et les placements financiers, l'apologie des cultures authentiques et les falsifications continuelles, la défense des valeurs universelles et la promotion des intérêts particuliers."

 

Michaêl Ferrier : extraits de "Scrabble", Éditions du Mercure de France, 2019

 

http://www.lacauselitteraire.fr/scrabble-une-enfance-tchadienne-michael-ferrier-par-philippe-chauche

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10 août 2018 5 10 /08 /août /2018 13:05

La vie là-bas n'est pas un roman ; c'est le récit sans fiction de mon dernier reportage, en Algérie, en 1995. Les responsables du Nouvel Observateur pour qui je travaillais, historiquement liés au FLN, ont refusé les informations que je ramenais sur la responsabilité du parti dans les disparitions et assassinats de démocrates, mis sur le compte des islamistes. J'avais été menacée de mort à plusieurs reprises sur place. Le magazine professait à longueur de colonnes liberté de conscience, d'expression, etc. En fait, ce que j'avais écrit n'avait aucune valeur à partir du moment où cela contrevenait à leur récit. Le mien, basé sur les faits, a été effacé par le leur, fictionnel. Ces conflits de récit sont essentiels, constants. Journalistes et écrivains ont une responsabilité pour imposer des récits s'opposant aux fictions des dominants. Lancer un manifeste " Pour une politique du récit " ! Alors j'ai mis fin à ma carrière de journaliste. Alors c'est dans une collection de fiction, la Blanche de Gallimard, que j'ai publié mon récit et mon récit est devenu un objet littéraire. C'est la littérature qui l'a accueilli. L'éditeur m'a convaincue d'y laisse émerger une part plus intime. J'ai travaillé autour de la peur. Journaliste, j'aurai tu la question...

C'était très dur en Algérie, on pouvait se faire égorger à n'importe quel barrage, la mort rôdait très violente, j'étais dépositaire de photos de têtes coupées, de récits intenables. L'Occident ne soutenait pas les démocrates. Je venais de mettre fin à mon métier. C'était comme des dérélictions à la chaîne, abandons. Je voulais qu'on sente dans la fibre même du texte ce mélange d'effroi et de courage hors du commun qui avait lieu hors regard, qu'on l'éprouve, que ce soit écrit, qu'on ne puisse pas s'en débarrasser comme ça. Que le lecteur en quelque sorte soit pris à la gorge, c'est le cas de le dire, comme je l'avais été. Sinon tout le monde s'en fichait de ce qui se passait en Algérie alors qu'on était en train de supprimer les vrais démocrates..."

 

Dominique Sigaud : extrait d'entretien pour le magazine "Le Matricule des Anges" Mai 2018

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5 mai 2017 5 05 /05 /mai /2017 19:33

" L' être africain subsaharien qui va entrer dans le futur est un être transformé, et il faut qu'il fasse la paix avec cette transformation. Il faut qu'il fasse la paix avec le fait qu'une part de lui vienne de ses oppresseurs. C'est avec cela qu'ils sont en lutte, c'est cela qu'ils doivent accepter. L'Afrique s'appelle l'Afrique parce que les Européens l'ont décidé ainsi. Nous sommes des Africains et des Noirs parce que d'autres nous ont définis ainsi. Je comprends la mélancolie, mais je la veux porteuse de créativité...

   J'indique les éléments problématiques dans les termes que nous employons. J'aimerais que l'on sorte des catégories raciales : que pourrait-on dire à la place de "blancs" et "noirs" ? "Métissage" est un terme racialisant, et même animalier. Je préfère parler "d'identité frontalière" en définissant la frontière non pas comme un lieu de rupture, mais comme un lieu de médiation. En Afrique, la frontière se pensait autrefois comme un lieu où les populations échangeaient...

   Je pense qu'un pays ne peut pas s'appeler "Côte d'Ivoire". Ni "Cameroun", qui vient du portugais "Camaro", qui signifie "crevette". Un pays ne peut pas s'appeler "crevette". Lorsque les navigateurs portugais sont entrés dans l'estuaire du Wouri, le fleuve qui traverse Douala, c'était une année exceptionnelle en écrevisses, voilà pourquoi le pays a été baptisé crevette ! Ce n'est pas pour rien que Thomas Sankara a rebaptisé son pays le Burkina Faso. Le Ghana a cessé de s'appeler "Côte de l'Or". Et pourquoi l'Afrique du Sud s'appelle ainsi ? Ce pays n'a pas de nom, vous imaginez un pays qui s'appellerait Europe du Sud ? ...

 

Léonora Miano, extrait d'un entretien pour le magazine Transfuge n°101, septembre 2016

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10 février 2017 5 10 /02 /février /2017 15:56

" Un jour, il y a de cela une trentaine d'années, j'ai été entraîné par le courant. C'était sur un affluent du Zambèze, à l'extrême nord-ouest de la Zambie, dans la région de Mwinilunga. Nous étions quatre, serrés dans un petit hors-bord en plastique ; nous avions remonté le courant puis coupé le moteur pour redescendre au fil de l'eau et pêcher le tigerfish, le poisson-tigre. À un certain endroit, le fleuve formait une fourche. nous devions emprunter le bras qui nous ramènerait à l'endroit où nous avions laissé tentes et voiture. Il était vital de redémarrer le moteur à temps, car cette fourche était un lieu de rassemblement pour les hippopotames. Or ceux-xi venaient d'avoir des petits et étaient extrêmement agressifs. Peu de gens savent que l'hippopotame, avec sa nonchalance trompeuse, est l'animal qui tue le plus de personnes chaque année en Afrique. Évidemment, quand le barreur a tiré sur la cordelette du lanceur, le moteur n'a pas démarré. Au début, nous avons trouvé ça drôle. Mais on distinguait déjà les têtes des hippopotames en aval. Nous n'avions aucune chance de réussir à passer au large en utilisant les avirons. Et si le bateau arrivait au milieu d'eux, ce serait fini. Ils le feraient chavirer illico et nous tueraient proprement en nous coupant en deux d'un coup de leurs mâchoires géantes.

   Un étrange silence est descendu pendant que le barreur - qui était celui parmi nous qui connaissait le mieux le bateau - tirait fébrilement sur la ficelle. Il n'y avait rien à dire. Nous savions tous ce qui arriverait s'il ne réussissait pas dans les minutes à venir. Se jeter à l'eau et tenter de gagner la rive à la nage, ce n'était pas non plus une bonne idée. Le fleuve était infesté de crocodiles. Nous serions engloutis et broyés bien avant d'atteindre le rivage.

   Par bonheur, le moteur a fini par démarrer. Nous avons eu le temps de virer et de passer au large.

   Ce soir-là, au campement, nous étions plus silencieux que d'habitude. Le feu crépitait, les flammes dansaient sur nos visages.

   Bien des années plus tard, j'en ai reparlé avec l'un des membres de l'équipée. Je lui ai demandé à quoi il avait pensé pendant que nous descendions le courant tout droit vers les hippopotames. Il n'a pas eu besoin de réfléchir. Il avait souvent revécu cet instant en pensée.

   " Je cherchais fébrilement une issue. Mais il y en avait pas. C'est la seule fois de ma vie où j'ai renoncé. Quand le moteur est reparti, j'ai pensé qu'il y avait un Dieu tout compte fait. Ce qui s'est passé à ce moment là n'était pas de l'ordre de l'humain.

   - Les bougies étaient noyées, c'est tout. La religion n'a rien à voir là-dedans."

   Mon ami n'a rien dit. Pour lui, l'hypothèse d'un Dieu était plus satisfaisante.

   C'était son choix. Ce n'était pas le mien. Dieu où les bougies d'allumage.

   Nous n'avions pas fait le même."

 

Henning Mankell : extrait de "Sable mouvant, fragments de ma vie" Seuil 2015

 

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10 décembre 2015 4 10 /12 /décembre /2015 18:11
Chinua Achebe.

 

 

" Wolfgang Zeidler est un juriste allemand né en 1924 et décédé en 1987. De 1983 à 1987, il a été président de la Bundesverfassungsgericht - la plus haute Cour de Justice allemande - à Karlsruhe. S'entretenant un jour avec une amie de ce qu'il ferait quand il prendrait sa retraite, il lui fit part de la proposition qui lui avait été faite de devenir conseiller juridique des autorités du Sud-Ouest africain. Ce pays d'Afrique, à l'époque était un protectorat de l'Afrique du Sud de l'apartheid. Il ne deviendra indépendant qu'en 1990, sous le nom de Namibie. Le Sud-Ouest africain est l'unique territoire africain où ont fait souche des colons allemands. M.Zeidler se réjouissait à l'idée donc d'un vaste domaine au soleil où il pourrait passer ses vieux jours. L'amie à qui il décrivait ce tableau lui prêta alors un roman ; peut-être le plus connu des romans écrits par les auteurs africains en langue européenne. Things fall apart est son titre. L'auteur en est Chinua Achebe, un Nigérian décédé en 2013. Ce roman, publié en 1958, a été traduit en français en 1966 par les éditions Présence africaine sous le titre Le monde s'effondre. Les éditions Actes Sud en proposent une nouvelle traduction intitulée Tout s'effondre. Wolfgang Zeidler, notre juge constitutionnaliste allemand qui sans doute n'avait jamais lu auparavant une fiction écrite par un auteur africain, fut si troublé par ce roman d'Achebe qu'il décida de renoncer à son installation dans la colonie du Sud-Ouest africain. Il déclara à son amie qu'il " n'avait jamais vu l'Afrique de cette façon et qu'après cette lecture il ne se sentait plus innocent ". Retenons les mots "voir" et "innocent" qu'il utilise...

Things fall apart est cet unique roman des histoires littéraires africaines dont on a fêté le cinquantenaire de la parution en 2008. Il traite de cette époque historique en Afrique noire (en gros, le dernier quart du XIXème siècle) où des puissances européennes se ruèrent pour se l'approprier. Comment le monde clos et cohérent d'un clan du peuple ibo au sud-est du Nigeria actuel s'est-il effondré face aux Britanniques ? Cet effondrement du monde est raconté avec une sérénité et une maturité qui surprennent chez un si jeune auteur (Achebe avait vingt-huit ans à la sortie du roman !). Bien qu'éduqué à l'école anglaise et qu'écrivant en anglais, Achebe accomplit dans ce roman une vue interne de son clan qui aurait été la même s'il avait écrit dans sa langue maternelle et uniquement pour les siens. Ce que Wolfgang Zeidler a reçu en pleine figure si l'on ose dire, c'est cet universel humain que n'escamote ou ne fausse aucun à priori idéologique et anachronique...

Puissance humaniste du roman qui dit plus et mieux à l'homme que le réel sur le ...réel. Wolfgang Zeidler, au cours de sa vie, a bien des fois vu des images d'Afrique et d'Africains. A Berlin ou ailleurs, il a dû rencontrer des Africains à une occasion ou une autre. Et pourtant, c'est lorsqu'il a lu un roman où un écrivain africain fait vivre les siens qu'il a...vu l'Afrique. Il n'avait jamais vu l'Afrique de cette façon, s'est-il étonné lui-même. C'est que, dans la réalité de sa vie, nous n'avons à faire au mieux qu'à des parties, des fragments. Nous ne faisons que des expériences parcellaires du réel au quotidien. Ce que je vois de l'autre, même toute une vie durant, n'est en réalité que partiel. Au-delà de lui, son environnement privé, ses antécédents, ses circonstances, la logique que celles-ci imposent à son existence sur terre m'échappent. En l'observant, en écoutant ce qu'il dit sur lui-même et tout ce qu'on raconte à son sujet, je peux me faire une iodée plus ou moins juste ; mais en vérité, pris moi-même, dans mes circonstances, dans mes préoccupations, je ne peux prétendre avoir une connaissance complète de lui, et réciproquement. De même pour un pays, un peuple, une époque donnée... Aucun homme n'est omniscient vis-à-vis de son prochain ; sauf dans le roman qui en est la simulation. Le roman est une représentation verbale d'un tout que nous avons en considération. de sorte que notre esprit de lecteur, disposant ainsi de multiples composantes cachées et publiques d'un être ou d'une situation,, nuance, comprend, expérimente en se voyant et en se reconnaissant dans cette altérité imaginaire. Wolfgang Zeidler s'est identifié à Okonkwo, le personnage principal de Tout s'effondre ; il s'est reconnu dans Okonkwo père de famille, mari, membre de l'élite de son clan, épris d'amour pour sa culture, sa patrie, désemparé face à l'absurde avènement d'une religion étrangère à laquelle se convertit son fils aîné, son héritier ! Comment rester innocent après s'être ainsi identifié ? A moins d'être un pervers, on ne détruit en bonne conscience que ce qui nous est abstrait, désincarné. D'où du reste souvent la nécessité préalable de "convertir" en mots (mensongers) ceux qu'on va opprimer, tuer ou humilier.

En conséquence, pour chacun de nous, c'est le réel qui est une fiction et non le roman...

 

Théo Ananissoh, chronique dans la revue L'Atelier du roman n°79, septembre 2014

http://next.liberation.fr/livres/2013/11/27/chinua-achebe-au-dela-des-tenebres_962436

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29 août 2015 6 29 /08 /août /2015 17:49

 

" Si on me demandait le résumé du Candidat, c'est un migrant qui part du nord du Burkina Faso pour arriver aux côtes Libyennes et tenter la traversée. Dans cette version là des choses, c'est un roman témoignant d'un fait dramatique politique et sociétal...

En 2010, quand a paru Le Candidat, la situation était déjà depuis longtemps désastreuse mais encore loin d'aujourd'hui. Je crois que deux ou trois livres ont paru en même temps à propos des migrants et différemment orientés. Le fait qu'on puisse intimer l'ordre à tout un continent de rester chez lui, de n'avoir ni droit au voyage ni à la rencontre d'autres cultures ni au choix d'une autre existence est odieux. Tout cela pour surexploiter une main-d’œuvre terrifiée. Je n'ai pas voulu dénoncer ni faire prendre conscience parce que c'était fait des milliers de fois en vain. J'ai accompagné mon personnage de Gorom-Gorom à la banlieue de Tripoli en en faisant un débrouillard. Je lui ai octroyé la joie de la débrouillardise et le talent de retourner les situations. Est-ce que la débrouillardise est politique ? L'habile, on en ferait vite un opportuniste mais mon héros, Abdou, n'a pas d'autre choix que d'inventer des solutions parce que sinon le chemin s'arrête et mon livre avec. "

Frédéric Valabrègue, extrait d'entretien dans le magazine Le Matricule des Anges, Mai 2015

 

"C'est moi qui donne du goût à ma vie, pas le sable. C'est un régal que le paysage ne change pas. Que la frontière soit égale. Qu'un pas de plus efface la limite." (extrait du Candidat)

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  • : Le Lecturamak
  • : "Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
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