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17 février 2024 6 17 /02 /février /2024 07:05

" Ces derniers temps en France, on parle très mal du style. On confond le style avec le bien-écrire. Or le bien-écrire, c'est le normalisé, la langue canonique. le style, c'est trouver une musique personnelle telle que le lecteur  la reconnaît immédiatement. la voix de Céline, ce n'est pas seulement les points de suspension, c'est le triturage de l'argot, l'invention des néologismes. le style de Gide, c'est le chant d'une pureté à la limite de la préciosité - J'appelle ça du remue-ménage de hanches. Dostoïevski, lui, a une voix populaire, petit-russien, très proche du langage parlé et de ce fait proche du genre feuilletonesque. Il a besoin de se mettre dans des situations d'urgence pour écrire, d'où le style catastrophique, haletant de celui qui écrit contre la mort. Il appartient à la catégorie des écrivains de la parole. À l'instar d'un Céline et de son désespoir absolu ou d'un Bernanos et de sa mystique. Il n'y a pas d'écrivains de la paroles qui soient neutres. Vous n'imaginez pas Guy de Maupassant autrement qu'écrivant quelque chose de joli, qui soit bien mené, avec une conception esthétique mais sans métaphysique. Chez Dostoïevski comme chez Tolstoï ou comme chez Tchékhov, si vous enlevez la métaphysique il reste peu de chose...

 

 

 Balzac est convaincu qu'il écrit pour l'Église et la monarchie, or il démolit toute la société de son temps. le roman - et ça Kundera le dit très bien  - doit apporter une connaissance nouvelle. L'art du roman est révélation. C'est la langue qui vous guide, vous êtes écrit avant d'écrire. Il ne s'agit pas là d'une croyance mystique, on en a la preuve. Kundera fait dater la révolution du roman moderne avec Cervantès. Et qu'est-ce que le Quichotte  sinon un livre sur la langue ? Au départ il dit qu'il va faire une parodie du roman de chevalerie. Puis, à partir de la cinquantième page, il se trouve que Don Quichotte commence à parler tellement bien, à être tellement beau qu'il est peut-être un peu moins fou qu'on ne le pense... La rencontre de la critique d'un genre et du réalisme à travers Sancho Pança va créer toute la modernité. C'est presque mathématique...

    Ce n'est pas la forme qui fait la modernité, c'est le ton, la vision. La modernité de nos jours, par exemple, n'est certainement pas Robbe-Grillet. On rigolera un jour, ça paraîtra vieillot et on se demandera comment la critique a pu prendre ça au sérieux, ces histoires de bonnes femmes enchaînées. Contrairement à ce que l'on imagine, l'idée de la modernité n'est pas liée au tricotage de la prose. Fond et forme sont inséparables, écrire plat, c'est écrire faux. Il en est de même en politique. La première chose que fait un régime totalitaire, c'est changer le sens des mots. Imaginez que Hitler ait employé l'expression officielle "extermination des juifs", ça ne marche pas. mais "solution finale" (Entlösung), oui. On comprend sans comprendre. Dire que l'on va supprimer deux millions de Russes, non, mais dire qu'il y a "des classes sociales condamnées par l'histoire", ça c'est génial. Les mots, salvateurs, peuvent devenir mortifères. De même le jargon technocratique peut devenir très dangereux. Amollir la langue, c'est amollir le corps social...

 

Michel Del Castillo : extrait d'un entretien avec Marianne Payot, Magazine Lire n°239,octobre 1995,  recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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11 décembre 2023 1 11 /12 /décembre /2023 08:50

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27 novembre 2023 1 27 /11 /novembre /2023 12:33

 

Georges Dumézil.

" ... Je vis avec la mort depuis 1918. Aujourd'hui, ça m'est indifférent. Je n'ai pas peur, je ne suis pas matérialiste, je suis agnostique et j'ignorerai ce que recouvrent en réalité des mots tels que "inconscient" ou "esprit" tant que l'on ne saura pas exactement ce qui se passe dans chaque neurone, comment se fabrique la mémoire... Je n'imagine pas qu'il puisse subsister quelque chose d'un être organique après sa mort...

   Je suis un chercheur qui cherche, mais je ne crois en rien sinon en l'avenir de la science... La recherche doit être gratuite, désintéressée et nécessaire. On ne peut pas faire autrement. On se prend au jeu. J'ai envie de voir jusqu'où je peux aller, où me mèneront mes travaux, tout en étant persuadé que nous n'en sommes qu'aux premiers balbutiements... La science n'a pas quatre cent ans, qu'elle soit mathématique, physique, biologique... Newton ou Lavoisier ne se posaient pas de questions sur la finalité de leur recherche. Ils travaillaient pour aider l'humanité à progresser. On fait marcher le cerveau pour la même raison que l'animal qui a de bonnes pattes galope. Les chercheurs se mettent tous sur les épaules les uns des autres. Je suis sur les épaules de Marcel Granet qui lui-même... Je suis un chaînon dans une science qui ne livrera pas ses secrets avant longtemps. Souvenez-vous de ce que disait Ernest Renan dans L'avenir de la

science : "Que ne donnerais-je pas pour avoir entre les mains un livre d'école primaire de 1948..." Je dirais pareillement : que ne donnerais-je pas pour savoir ce qui sera... On n'est jamais qu'un moment, une étape..."

 

Georges Dumézil : extrait d'un entretien avec Pierre Assouline, Magazine Lire n°114,mars 1985,  recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

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20 novembre 2023 1 20 /11 /novembre /2023 16:40

 

Böll lors d'une conférence de presse le 22 décembre 1981 au restaurant Tulpenfeld à Bonn.
Heinrich Böll, 1981

" Quand je vous dis que j'ai lu Dostoïevski, Bernanos, Chesterton, etc. , il ne faut pas oublier en effet que je les ai lus à l'époque d'Hitler. C'était une lecture très différente, par conséquent, de celle qu'un jeune homme aurait pu faire dans une société relativement libre. Nous, nous étions plongés dans un système d'oppression et de terreur. Et dans une société opprimée, on s'identifie évidemment bien davantage à un livre. Il faudrait toujours se demander où et quand Untel a lu un livre.

   Je me souviens que lorsqu'on m'a emprisonné dans un camp américain à la fin de la guerre, dans des conditions très dures, les prisonniers n'avaient rien à lire. Et soudain nous est tombé du ciel un roman norvégien, pas mauvais, littérairement assez faible, mais c'était le seul dont nous disposions. Nous avons immédiatement organisé des lectures collectives qui firent sur nous un effet énorme. Posséder dans un tel camp une mauvaise reproduction, une carte postale représentant un Picasso de la première époque, par exemple, eût été pour moi l'équivalent d'un trésor. De même, lire en 1936, dans l'Allemagne nazie, l'histoire de Raskolnikov dans Crime et châtiment de Dostoïevski, avait un poids inimaginable. Une lecture, la moindre reproduction plastique non conformiste, devenait alors le prétexte d'une contestation....

 

    (En 1945), depuis douze ans*, nous avions été complètement coupés de la littérature moderne : imaginez ce que cela représente. Je n'ai découvert Kafka qu'en 1946 et je ne savais presque rien de Thomas Mann. Et soudain, après 1945, toute la littérature mondiale a déferlé sur nous : Hemingway, Faulkner, Greene, les Russes, Nebraskov, Simonov, etc. Sur nous qui voulions écrire, l'influence de Sartre et de Camus fut immense. Et pour nous, le Nouveau Roman, les ouvrages de Nathalie Sarraute, Butor, Robbe-Grillet furent plus tard des événements importants...

 

* Le 30 janvier 1933, Hitler arrive au pouvoir en Allemagne. (Ndlr)

 

 

                                      ********

  ... On parle souvent de l'homme de la rue, de l'homme moyen, du simple citoyen. Quant à moi, ce " simple citoyen", je ne l'ai encore jamais rencontré ! Je crois même qu'il n'existe pas. Souvent ceux qui affirment qu'il faut rendre la littérature et l'art accessible aux gens simples sous-entendent en réalité les "gens pauvres", qui ne sont pas simples du tout et qui sont même très compliqués ! Les gens finiront par comprendre qu'il n'est absolument pas nécessaire de passer par quelque grande école pour comprendre une oeuvre littéraire ou artistique ( même moderne et abstraite) à partir du moment où ils auront le courage de l'aborder spontanément, sans idée préconçue, sans cliché reçu et sans même l'aide d'une "introduction " quelconque. Mais nous sommes encore bien loin d'un tel processus, bien difficile à mettre en route...

 

                            ********************

 

   Ce que je redoute le plus, c'est un monde sans cœur où l'homme deviendrait un objet et un numéro totalement manipulé. C'est peut-être une certaine grâce qui manque le plus aujourd'hui à nos sociétés. Mais sans doute, parmi les jeunes, d'autres formes de spiritualité sont-elles déjà en route. Cette grâce a d'ailleurs beaucoup de composantes : le sens de l'humour, la compassion, la cordialité... En un sens, l'un des dangers du monde future réside , selon moi, dans une bureaucratisation grandissante qui est une suite du fascisme. Songez à la bureaucratisation totale des camps de concentration : c'était là un phénomène nouveau car la terreur, elle, a toujours existé. À la limite, on pourrait imaginer que le principe d'une telle bureaucratisation se cacherait dans une quelconque chaîne d'ordinateur. Il n'y aurait alors plus de coupables, de responsables à identifier en cas de catastrophe...

   C'est pourquoi chacun aujourd'hui doit agir, penser et veiller dans tous les domaines pour chercher ensemble la bonne direction."

 

 

Heinrich Böll : extrait d'un entretien avec Frédéric de Towarnicki, Magazine Lire n°13, septembre 1976,  recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

 

 

 

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29 octobre 2023 7 29 /10 /octobre /2023 11:27

 

Je déteste qu'on attende du réel quelque chose comme un sens. C'est déjà une façon de tricher avec le

Pascal Quignard en 2013.

monde. L'altérité me paraît bien plus proche de ce que la vie offre à vivre que cette question. Le sens, c'est toujours orienter l'action ou le temps dans une seule direction imposée par un groupe qui se considère comme le meilleur. Réclamer du sens, c'est faire surgir u monde trop sémantique, trop orienter, c'est faire de l'autre en tant qu'être différent un ennemi, c'est vouloir l'exterminer. Tandis que prôner un monde uniquement anxieux de l'autre, c'est une façon d'accueillir un réel bien plus dynamique. Les sociétés perdues ou perplexes ne posent pas de problèmes. Apporter du sens, c'est se boucher la vue. Si l'on vit avec quelqu'un que l'on aime, si on lui dit : "C'est pour ça que je t'aime, voilà le sens de mon amour.", il faut fuir car c'est déjà de la trahison. On n'est pas pour une raison avec quelqu'un, on est face à lui, face à son étrangeté. Le fait de se réunir sur ce qu'on ignore de l'autre est pour moi bien plus important que de prétendre connaître quelque chose de l'autre...

   Je ne crois pas que le futur soit une dimension du temps. Le futur à mes yeux pourrait être, si possible, extraordinairement mince pour être le plus neuf, le moins préparé, le moins passé possible. Les religions millénaristes ou les dimensions prophétiques ou n'importe quoi de ce genre, c'est atroce, c'est la main qui met le passé sur l'avenir. Je n'aime pas du tout l'avenir sur lequel il y a mainmise...

   Je vois le temps comme un corps immense dont les yeux sont le présent et qui avance sur le vide le plus total. Là, au moins, il y a de l'avenir ! Plus l'avenir est défini, plus c'est du passé qu'on essaye de nous injecter. A l'inverse, nous ne pouvons pas être si nous nous ignorons. Les japonais disent que le jadis, c'est le maintenant. Méconnaître le passé de l'histoire, les conditions de nos existences, de la sexualité, c'est comme vivre sans corps. Vivre les yeux fermés, recourir à des narrations positives, ce n'est une chance pour personne. Ce siècle le prouve. Magnifiquement. "

 

Pascal Quignard : extrait d'un entretien avec Catherine Argand, Magazine Lire n°262, février 1998,  recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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26 octobre 2023 4 26 /10 /octobre /2023 17:02

 

 

António Lobo Antunes, invité de l'émission radiophonique Cosmopolitaine, animée en direct du Salon du livre de Paris en mars 2010.
A. Lobo Antunes, 2010.

Sur la guerre je n'ai jamais rien écrit. C'est impossible. Trop terrible, trop atroce, trop violent, trop injuste. Les vétérans du Vietnam, eux non plus ne parlent pas de leur guerre. L'Angola, la médecine, la psychiatrie ont nourri mon travail de biais... Encore maintenant, je vais chaque semaine à l'hôpital Miguel-Bombarda où j'ai exercé. J'arrive à midi, je pars à treize heures, je les écoute parler, je les regarde vivre... Etre médecin m'a beaucoup appris personnellement. La mort, je l'ai découverte dans les hôpitaux... Quant à la psychiatrie, c'est un conte de fées scientifique et la psychanalyse lacanienne un truc d'idiot. Il est d'ailleurs impossible d'imaginer un Lacan anglais ou mexicain, on lui rirait au nez...

   J'ai fait des études de médecine puis j'ai exercé comme psychiatre. Après mes vingt-sept mois en Angola, comme j'étais héros de guerre, je pouvais choisir ma spécialité. La chirurgie m'aurait pris trop de temps, la psychiatrie, c'était Dostoïevski ! ... Un jour, un ami psychiatre voit des papiers dans l'un de mes tiroirs. Je lui explique que c'est un livre, Mémoire d'éléphant. Trois ans durant, il l'a envoyé à des éditeurs qui l'ont tous refusé en disant que ça ne ressemblait à rien. Puis, en juillet 1979, une petite maison l'a accepté au moment où je partais en vacances avec mes filles. Au retour, j'étais devenu Julio Iglesias !... L'éditeur avait vendu cent mille exemplaires. Il faut dire qu'avant le coup d'État les romans publiés au Portugal se déroulaient soit dans l'Antiquité, soit dans des contrées imaginaires pour échapper à la censure...

   Enfant, j'étais un petit Pascal, un petit singe. Ma mère m'a appris à lire à quatre ans, au même âge j'ai eu la tuberculose et je suis resté quelques années cloué au lit, je lisais.  Il m'a fallut me dévêtir de tout ça pour apprendre à vivre... J'ai mis beaucoup de temps à apprendre à vivre. Pour écrire il ne faut pas être trop intelligent, il faut être un idiot fulgurant."

 

Antonio Lobo Antunes : extrait d'un entretien avec Catherine Argand, Magazine Lire n°280 ,novembre 1999,  recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

 

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24 octobre 2023 2 24 /10 /octobre /2023 23:32

 

Milan Kundera en 1980.

Nous sommes tous marqués par l'influence démesurée des médias. Il y a cinquante ans déjà, les écrivains les plus

lucides , Robert Musil, par exemple, se sont rendu compte que la voix de la culture pourrait disparaître dans le vacarme du journalisme. Ils avaient raison. L'esprit des médias est contraire à celui de la culture telle au moins que l'Europe des temps modernes le connaît : la culture est basée sur l'individu, les médias mènent vers l'uniformité ; la culture éclaire la complexité des choses, les médias les

simplifient ; la culture n'est qu'une longue interrogation, les médias ont une réponse rapide à tout ; la culture est la gardienne de la mémoire, les médias sont chasseurs de l'actualité. Aujourd'hui, si on veut faire plaisir à un romancier, on lui dit : "Votre livre, c'est un événement." mais qu'est-ce que l'événement ? L'actualité si importante qu'elle attire l'attention des médias. Or, on écrit le roman non pas pour faire un événement mais pour faire quelque chose de durable. Mais est-ce que les choses durables peuvent encore exister dans un monde si exclusivement concentré sur

l'actualité ? Regardez les journaux, les hebdomadaires, même les revues ! On ne peut y publier aucun texte qui ne soit  pas accroché à telle ou telle actualité. Vous faites une interview avec un écrivain parce que son livre va paraître la même semaine. la semaine suivante, il n'est plus "interviewable", il est hors de l'actualité, et hors de l'actualité, pas de salut. Etre possédé par l'actualité, c'est être possédé par l'oubli. C'est créer un système de l'oubli où la continuité culturelle se transforme  en suite d'événements éphémères et séparés comme le sont les hold-up ou les matches de rugby....

 

     Je ne suis ni pessimiste ni optimiste. Tout ce que je dis est très hypothétique. je suis romancier et le romancier n'aime pas les attitudes trop affirmatives. Il sait bien qu'il ne sait rien. Il veut exprimer d'une façon on ne peut plus convaincante les vérités relatives de ses personnages. mais il ne s'identifie pas à ces vérités. Il invente des histoires dans lesquelles il interroge le monde. la bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout. La sagesse d'un roman est d'avoir une question à tout. Quand Don Quichotte est sorti de sa maison dans le monde, le monde s'est transformé devant ses yeux en questions. C'est le message légué par Cervantès à ses héritiers : Le romancier apprend à ses lecteurs à comprendre le monde comme une question. Dans un monde bâti sur des sacro-saintes certitudes, le roman est mort. Ou bien il est condamné à être l'illustration de ces certitudes, ce qui est la trahison de l'esprit du roman, la trahison de Cervantès. Le monde totalitaire, qu'il soit basé sur le léninisme, ou sur l'islam, ou sur quoi que ce soit, c'est le monde des réponses et non pas des questions. Dans ce monde, le roman, l'héritage de Cervantès, risque de n'avoir plus de place.

 

Milan Kundera : extrait d'un entretien avec Antoine de Gaudemar, Magazine Lire n°101, février 1984,  recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

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3 octobre 2023 2 03 /10 /octobre /2023 22:27
A.Tabucchi, Flick.fr

 

" Je préfère les gens qui doutent, qui écoutent, qui évoluent plutôt que ceux qui imposent leurs idées et leurs croyances. L'univers est rempli de gens sans peur, des gens sûrs d'eux, de leur bon droit et de leur manière de voir le monde. Ces individus me laissent perplexe. Il faut avoir peur, c'est salutaire. la peur aujourd'hui est bonne conseillère : elle fait voler en éclat les idées reçues, les conditionnements de masse, le culte du chef. On a suffisamment connu de gens pétris de convictions autoritaires au XXsiècle pour savoir qu'ils n'apportent que des désastres. c'est pour cela que je n'aime pas les héros. Ils donnent les ordres ou bien les exécutent sans discuter...

   Si le doute m'est nécessaire pour des raisons philosophiques, j'aimerais bien me défaire de mon sentiment  de culpabilité. Je ne désespère pas de le voir disparaître à brève échéance d'ailleurs... La culpabilité est un sentiment irrationnel, le sentiment d'être responsable de tout le mal du monde. Le remords, lui, exprime une nostalgie, le regret de ce qui aurait pu être et n'a pas été. Je suis quelqu'un pétri de regrets qui se résument, in fine, en un seul : celui de ne pas être un autre, n'importe lequel mais un autre...

   La littérature donne une forme narrative au regret. Si je n'étais pas un écrivain, j'aurais une maladie de cœur ou des larmes plein les yeux..."

 

Antonio Tabucchi : extrait d'un entretien avec Catherine Argand, Magazine Lire n°237,été 1995,  recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

 

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

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12 septembre 2023 2 12 /09 /septembre /2023 07:22

 

Elie Wiesel au gala Time 100 2012.
Elie Wiesel en avril 2012.

J'appartiens à une génération d'échec. On a beau parler de victoire de l'Histoire sur Hitler, de l'esprit sur la barbarie, nous avons échoué. Il n'y a pas de victoire possible après tant de souffrances, tant de morts. Nous sommes tous mutilés...

   Tous les nazis en fuite, même Barbie jusqu'à son arrestation, se moquent de nous. Au Paraguay, le docteur Mengele dit tout haut que nous sommes des imbéciles. Avec nos hantises, nos sentiments de culpabilité. Les tueurs ont la conscience tranquille, eux. Ils ne se posent même pas la question. Alors que les survivants ne pensent qu'à ça : pourquoi ai-je survécu, moi ? Pourquoi moi plutôt que mon père, mon frère ou mon voisin ? Quel hasard ou quelle logique a voulu que ce soit moi qui vous parle en ce moment et non un autre ? D'ailleurs, est-ce moi ? Quelle est ma vie propre ? Voilà tout juste vingt-cinq ans que j'écris et je ne sais toujours pas... Et parfois,je me demande si je n'ai pas trop parlé, si nous, les juifs, nous n'aurions pas mieux fait de nous taire. L'holocauste est aujourd'hui un sujet à la mode, pis, un sujet banalisé. On emploie le mot à toutes les sauces. Une équipe de football qui échoue et l'on parle d'holocauste, tout au moins à la télé américaine. Un focené abat quatre passants à Los Angeles et la presse titre sur cinq colonnes : Holocauste ! Alors, je me demande parfois si nous avons bien fait de parler...

 

   Tout au fond de l'opinion, il y a une volonté obscure de ne pas croire. On ne vous croit pas. Et parfois moi-même je ne me crois pas. Je ne parviens pas à me convaincre que j'ai vu ce que j'ai vu et que cette personne qui a vu est la même qui est assise ici et qui vous parle. Alors si moi il m'arrive de ne pas me croire, comment voulez-vous que vous, vous me croyiez ? L'ex-tortionnaire peut rire et dire à celui qui a survécu : "Vous voyez, je vous l'avais dit, on ne vous croit pas..."

   C'est la dimension grotesque de toute tragédie. Sur un plan purement théologique, il y avait quelque chose de grotesque : comment le tueur pouvait-il être si puissant, le monde si indifférent, le système nazi si efficace ? Cela me stupéfie aujourd'hui encore. Au fond, que voulait Hitler ? Refaire le monde et la création. Il voulait un monde nouveau, avec ses seigneurs et ses esclaves, sans les juifs, avec une langue, celle des camps, et une éthique, celle de l'extermination d'un peuple. Pour les nazis, tuer, c'était faire le bien. Et ce système fonctionnait.

Quand je suis arrivé dans les camps, j'étais encre un gosse mais je voyais bien que tout marchait au royaume concentrationnaire : les esclaves travaillaient, les victimes périssaient, les tueurs tuaient, le feu brûlait, la nuit dominait...

 

   Si les jeunes rescapés de ma génération avaient été envahis par la haine en 1945, où se seraient-ils arrêtés ? Il aurait fallu haïr non seulement les Allemands, mais les Hongrois, les Polonais, les Ukrainiens et tous ceux qui nous avaient enfermés dans les ghettos, et puis encore tous les neutres, tous ceux qui n'ont pas levé le petit doigt. Qui n'aurions-nous pas haï dans un monde qui avait permis l'holocauste ? La haine nous aurait alors détruits, dévorés de l'intérieur. Ne pas avoir cédé à la haine est véritablement un miracle et c'est la seule fois où j'ose prononcer ce mot..."

 

 

Elie Wiesel : extraits d'un entretien avec Antoine de Gaudemar, magazine Lire n°97, Octobre 1983,  recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

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26 août 2023 6 26 /08 /août /2023 07:46
Portrait par Eugène Dabit (1935)

 

Conduire l'histoire au lieu de la subir.

 

Le débarquement américain, ça paraît très loin. mais ce que je cherche à retrouver , c'est le débarquement vu à l'instant où il se réalisait. Alors, il n'y avait pour ainsi dire plus de passé. l'avenir était ouvert. On  a pu croire, en 1944, que l'avenir était libre, comme on l'a cru en 1918 ; qu'une ouverture allait se faire dans les choses, comme en 1917 pour la révolution bolchevique, qu'une chance était donnée à un bien, sinon au bonheur. Mais, aujourd'hui, les mêmes événements, vous les contemplez et il n'y a pas eu ce bien. Alors, quand on dit que je suis pessimiste, il y a de quoi l'être, non ?...

   Moi, j'ai le malheur de ne pas croire en Dieu. je ne compte donc pas sur l'éternité, je compte sur les hommes. Et, jusqu'à présent, je m'aperçois que c'est partout la même incapacité à dominer les choses, à conduire l'histoire au lieu de la subir. C'est la grande ambition des hommes, de conduire l'histoire ; et bien ! ça ne marche pas, il se peut que ça marche un jour, mais pour l'instant, non...

 

                               **************

 

La question du choix dans un monde absurde.

 

Tout n'est pas dérisoire, oui, tout est peut-être lâche. Nous critiquons avec de fortes raisons la société qui nous entoure. Mais quelle est la raison profonde de notre malaise ? C'est que nous acceptons ce que, en même temps, nous refusons. Essayez donc d'avaler un aliment que vous détestez. Vous allez vomir. C'est ce que nous faisons chaque jour. La plupart des gens passent leur temps à vomir, à avoir envie de vomir...                                                                    

   Les thèses de Camus sur l'absurde sont exactes. Le monde est absurde. mais à l'intérieur de ce monde absurde, et Camus lui-même le découvre dans Le Mythe de Sisyphe, il y a une option obligatoire. Un choix. un bien et un mal. Essayons de vivre dans l'absurde total pendant huit jours. Ce n'est pas possible. On devient fou. Il faut choisir. C'est ce choix qui constitue, qui institue une morale, un ordre..."

 

                                    ********** 

  

 Roman.

 

Je pense, j'ai toujours pensé que le roman n'est pas aussi mort qu'on le croit, mais il a été détourné de sa destination première qui est de parler au grand nombre. Dès qu'il s'adresse au petit nombre, le roman devient conférence. C'est le cas du Nouveau Roman, du roman d'avant garde. Il n'y a ni avant-garde, ni arrière-garde. Il y a des écoles. À bas les écoles ! En réalité, il faut conduire une aventure personnelle. Si on ne se met pas en question, si on ne court pas une vraie aventure, au bout de laquelle on sera vainqueur ou vaincu, avec le risque de se casser la gueule, alors, ça n'a aucun intérêt...

 

                                    **************

Religion.

 

Je ne suis pas du genre anticlérical, je ne l'ai jamais été. Je connais des gens qui sont des rationalistes à tout crin, des gens assez limités. Dieu est un problème, mais il se trouve que je ne pense pas à lui, et que lui ne pense pas à moi... Comme disait Jean Grenier, qui était le maître de Camus et qui est mon ami depuis ma dix-huitième année, c'est à Dieu de faire le premier pas. En ce qui me concerne, il ne l'a pas fait. S'il le fait, on verra, je reste ouvert...

 

                                  ****************

 

Vieillesse.

 

Je crois que la nature vous accompagne à tous les âges  et on finit non pas par accepter comme ça, facilement, mais on s'arrange avec certains ralentissements, certaines difficultés, jusqu'au moment où on sentira que ça va s'arrêter... Pour moi, voyez-vous, le fond du problème, c'est qu'à partir d'un certain âge, non seulement les capacités sont différentes, mais encore la capacité d'entreprendre. On sait d'une façon certaine qu'on n'aura pas le temps de faire ce qu'on a envie de faire, et cela est ennuyeux.

 

Louis Guilloux : extrait d'un entretien avec Gilles Lapouge, Magazine Lire n°11-12, été 1976. recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

 

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  • : Le Lecturamak
  • : "Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
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