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28 décembre 2023 4 28 /12 /décembre /2023 08:41

" (Mikhaïl) Khodorkovski fut arrêté à l'aube, dès que son jet toucha la piste de la ville sibérienne où il était allé conclure je ne sais quelle affaire. Les images du millionnaire menotté, escorté par des soldats des troupes spéciales, firent le tour du monde. Et eurent pour effet immédiat de rappeler que l'argent ne protège pas de tout. Pour vous, Occidentaux, c'est un tabou absolu. Un homme politique arrêté, pourquoi pas, mais un milliardaire, ce serait inimaginable, parce que votre société est fondée sur le principe qu'il n'existe rien de supérieur à l'argent. Ce qui est amusant, c'est que vous continuez à appeler les nôtres des "oligarques", tandis que les vrais oligarques n'existent qu'en Occident. C'est là que les milliardaires sont au-dessus des lois et du peuple, qu'ils achètent ceux qui gouvernent et écrivent les lois à leur place. Chez vous, l'image d'un Bill Gates, d'un Murdoch ou d'un Zuckerberg menotté est totalement inconcevable. En Russie, au contraire, un milliardaire est tout à fait libre de dépenser son argent, mais pas de peser sur le pouvoir politique. La volonté du peuple russe - et celle du Tsar, qui en est l'incarnation - prévaut sur l'intérêt privé quel qu'il soit

 

   À six semaines du vote, l'arrestation de Khodorkovski est devenue le manifeste de la non-campagne du Tsar pour les élections de cette année là. Je me suis limité à transformer la chute de Mikhaïl en un format télévisuel à succès. Cela n'a pas été difficile, car la tête d'un puissant qui roule sur le sol a toujours été l'un des spectacles les plus affectionnés des masses. La mise à mort d'un important console la multitude de sa médiocrité. Je n'ai peut-être pas tellement réussi, se dit l'homme de la rue, mais au moins je ne me retrouve pas au sommet de la potence. À chaque époque, les exécutions publiques ont été un divertissement apprécié. la première fois que la guillotine a été introduite, les chronique de la Révolution française racontent que les parisiens se plaignaient de ne pas bien voir et criaient " rendez-nous nos fourches". Puis, lorsqu'ils se sont rendu compte combien elle était efficace et quel supplément de terreur elle suscitait chez les condamnés, ils ont commencé à prendre goût à cette nouvelle technologie. Disons-le franchement : il n'y a pas de dictateur plus sanguinaire que le peuple ; seule la main sévère mais juste du chef peut en tempérer la fureur.

 

   Les premiers jours de décembre, les élections ont été un triomphe. Le lendemain du vote, le Tsar a confessé à la télévision qu'il était resté debout toute la nuit. Pas pour suivre les résultats, à propos desquels il ne nourrissait pas la moindre inquiétude, mais parce que son labrador Koni avait accouché de sa première portée. Moi, de mon côté, je n'avais pas de chien pour m'occuper, c'est pourquoi la nuit des élections je m'étais retrouvé à la maison, seul avec une carafe de vodka et une pile de livres d'histoire. Depuis la dernière conversation avec le Tsar, j'avais commencé à concevoir mon rôle de façon différente. En me plongeant dans les chroniques des procès staliniens des années trente, je m'étais rendu compte qu'il s'agissait déjà, au fond, de mégaproductions hollywoodiennes : la voie soviétique au show-business. Le procureur et les juges travaillaient pendant des mois sur le scénario, que les accusés étaient appelés à jouer, encouragés par divers moyens de pression que les producteurs du film avaient sur eux. Il y avait celui qui avait une famille à protéger, celui qui avait à cacher un secret, celui qui, simplement, était sensible aux menaces et à la douleur physique. À la fin, chacun se décidait à jouer son rôle et le spectacle pouvait commencer.

 

   Aucun détail n'échappait à l'attention des producteurs, le mélange de réalité et de fiction devait être irréprochable. Le public, celui qui était admis à assister au procès, et surtout les millions de personnes restées à la maison, informées par la radio et la Pravda, devaient traverser les mêmes émotions qu'en regardant un film de la Metro Goldwin Mayer. L'appréhension, l'angoisse, l'horreur face au Mal. Puis la sérénité profonde qui dérive de la résolution d'un conflit et du triomphe du Bien. Il n'y a pas de limites à la capacité créatrice d'un pouvoir disposé à agir avec la détermination  nécessaire, pourvu qu'il respecte les règles fondamentales de chaque construction narrative. La limite n'est pas constituée par le respect de la vérité, mais par le respect de la fiction. Le moteur primordial dont il faut tenir compte reste la colère. Vous, les Occidentaux bien-pensants, croyez qu'elle peut être absorbée. Que la croissance économique, le progrès de la technologie et, que sais-je, les livraisons à domicile et le tourisme de masse feront disparaître la rage du peuple, la sourde et sacro-sainte colère du peuple qui plonge ses racines dans l'origine même de l'humanité. Ce n'est pas vrai : il y aura toujours des déçus, des frustrés, des perdants, à chaque époque et sous n'importe quel régime. Staline avait compris que la rage est une donnée structurelle. Selon les périodes, elle diminue ou elle augmente, mais elle ne disparaît jamais. C'est un des courants de fond qui régissent la société. La question alors n'est pas d'essayer de la combattre, mais seulement de la gérer : pour qu'elle ne sorte pas de son lit en détruisant tout sur son passage, il faut prévoir constamment des canaux d'évacuation. Des situations dans laquelle la rage puisse avoir libre cours sans mettre le système en péril. Réprimer la dissidence est grossier. gérer le flux de la rage en évitant qu'elle s'accumule est plus compliqué, mais beaucoup plus efficace. Pendant de nombreuses années, mon travail, au fond, n'a été rien d'autre que cela..."

 

Giuliano Da Empoli, extrait de "Le mage du Kremlin", Éditions Gallimard, 2022.

   

 

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20 septembre 2023 3 20 /09 /septembre /2023 22:35

 

Christophe Claro au Salon du livre de Paris en mars 2010
Christophe Claro, 2010

Je ne sais pas l'Algérie. Je sais - mal - la colonisation, du moins ce qu'en disent les livres, les images, celles des battus au sang, des peaux brûlées par autre chose que le soleil, la fumée crachée et l'os rompu. Je ne sais pas l'exil, le départ forcé, l'abandon. Je sais - juste - la rage de l'injustice, qui ne se partage pas. Je sais - de loin, de très loin - le passé, l'année 1962, le soulèvement final des invisibles, la panique des installés depuis tant et tant, et les bateaux lestés de meubles comme un cargo de colères...Je ne sais pas Alger, ses ruelles où se déhanchent des ânes, ses côtoiements et ses évitements, et sa mer quittée par de prétendus ancêtres pour un presque toujours. Je sais en revanche les propos âcres et comme noircis au charbon des pieds-noirs, leurs allusions rouillées, tout ce fastidieux rituel de la nostalgérie où clapotent l'amertume et quelque chose de moins suave. Je ne sais pas la famille, pas vraiment - moule brisé, vase fêlé, d'où coule , pire que le sang, le vin, le rouge qui ne sait que tacher, et qui draine jour après jour, nuit après nuit, son coupable cortège d'outrages. Je ne sais pas l'arabe, rien de ses signes, de ses sens, de sa gorge. Je sais la coupure, le rejet, le déni... Je sais - peut-être - pourquoi je ne sais pas, n'ai pas voulu - longtemps - savoir. Je ne sais pas l'héritage, la transmission, mais je sais le poids de leur ombre, la ténacité des choses tues. Je sais le racisme, les mots "bougnoul" et "bicot", parce qu'entendus, reçus, et ne sachant qu'en faire, les rapportant à la maison, les posant au pied des parents, et la gêne, avec en retour un autre mot, "pied-noir", qui me semblait alors l'équivalent de "mains sales"..."

 

Claro : extraits de "La maison indigène", Éditions Actes Sud, 2020.

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

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26 août 2023 6 26 /08 /août /2023 07:46
Portrait par Eugène Dabit (1935)

 

Conduire l'histoire au lieu de la subir.

 

Le débarquement américain, ça paraît très loin. mais ce que je cherche à retrouver , c'est le débarquement vu à l'instant où il se réalisait. Alors, il n'y avait pour ainsi dire plus de passé. l'avenir était ouvert. On  a pu croire, en 1944, que l'avenir était libre, comme on l'a cru en 1918 ; qu'une ouverture allait se faire dans les choses, comme en 1917 pour la révolution bolchevique, qu'une chance était donnée à un bien, sinon au bonheur. Mais, aujourd'hui, les mêmes événements, vous les contemplez et il n'y a pas eu ce bien. Alors, quand on dit que je suis pessimiste, il y a de quoi l'être, non ?...

   Moi, j'ai le malheur de ne pas croire en Dieu. je ne compte donc pas sur l'éternité, je compte sur les hommes. Et, jusqu'à présent, je m'aperçois que c'est partout la même incapacité à dominer les choses, à conduire l'histoire au lieu de la subir. C'est la grande ambition des hommes, de conduire l'histoire ; et bien ! ça ne marche pas, il se peut que ça marche un jour, mais pour l'instant, non...

 

                               **************

 

La question du choix dans un monde absurde.

 

Tout n'est pas dérisoire, oui, tout est peut-être lâche. Nous critiquons avec de fortes raisons la société qui nous entoure. Mais quelle est la raison profonde de notre malaise ? C'est que nous acceptons ce que, en même temps, nous refusons. Essayez donc d'avaler un aliment que vous détestez. Vous allez vomir. C'est ce que nous faisons chaque jour. La plupart des gens passent leur temps à vomir, à avoir envie de vomir...                                                                    

   Les thèses de Camus sur l'absurde sont exactes. Le monde est absurde. mais à l'intérieur de ce monde absurde, et Camus lui-même le découvre dans Le Mythe de Sisyphe, il y a une option obligatoire. Un choix. un bien et un mal. Essayons de vivre dans l'absurde total pendant huit jours. Ce n'est pas possible. On devient fou. Il faut choisir. C'est ce choix qui constitue, qui institue une morale, un ordre..."

 

                                    ********** 

  

 Roman.

 

Je pense, j'ai toujours pensé que le roman n'est pas aussi mort qu'on le croit, mais il a été détourné de sa destination première qui est de parler au grand nombre. Dès qu'il s'adresse au petit nombre, le roman devient conférence. C'est le cas du Nouveau Roman, du roman d'avant garde. Il n'y a ni avant-garde, ni arrière-garde. Il y a des écoles. À bas les écoles ! En réalité, il faut conduire une aventure personnelle. Si on ne se met pas en question, si on ne court pas une vraie aventure, au bout de laquelle on sera vainqueur ou vaincu, avec le risque de se casser la gueule, alors, ça n'a aucun intérêt...

 

                                    **************

Religion.

 

Je ne suis pas du genre anticlérical, je ne l'ai jamais été. Je connais des gens qui sont des rationalistes à tout crin, des gens assez limités. Dieu est un problème, mais il se trouve que je ne pense pas à lui, et que lui ne pense pas à moi... Comme disait Jean Grenier, qui était le maître de Camus et qui est mon ami depuis ma dix-huitième année, c'est à Dieu de faire le premier pas. En ce qui me concerne, il ne l'a pas fait. S'il le fait, on verra, je reste ouvert...

 

                                  ****************

 

Vieillesse.

 

Je crois que la nature vous accompagne à tous les âges  et on finit non pas par accepter comme ça, facilement, mais on s'arrange avec certains ralentissements, certaines difficultés, jusqu'au moment où on sentira que ça va s'arrêter... Pour moi, voyez-vous, le fond du problème, c'est qu'à partir d'un certain âge, non seulement les capacités sont différentes, mais encore la capacité d'entreprendre. On sait d'une façon certaine qu'on n'aura pas le temps de faire ce qu'on a envie de faire, et cela est ennuyeux.

 

Louis Guilloux : extrait d'un entretien avec Gilles Lapouge, Magazine Lire n°11-12, été 1976. recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

 

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18 décembre 2022 7 18 /12 /décembre /2022 00:39
Napoléon II, Duc de Reischtadt, Roi de Rome.

 

Napoléon II, roi de Rome, prince de Parme, duc de Reichstadt, Aiglon*...

Venu trop tard dans un monde sur le point de s'abîmer, le roi de Rome vit l'exil...Né français, il est éduqué en prince autrichien, à Vienne. Plus précisément au château de Schönbrunn dont les décors ont gardé la mémoire de son passage. Schönbrunn sera son palais et sa prison...**

 

 

 L'Archiduchesse, Dietrichstein (précepteur du duc ), Le duc

 

 

   L'Archiduchesse, à Dietrichstein

 

    Le duc n'a-t-il donc pas toute sa liberté ?

 

                                 Dietrichstein

 

     Oh !  le prince n'est pas prisonnier, mais...

 

                                      Le duc

 

                                                                    - J'admire

     Ce mais ! Sentez-vous tout ce que ce mais veut dire ?

     Mon Dieu, je ne suis pas prisonnier, mais... Voilà.

     Mais... Pas prisonnier, mais... C'est le terme. C'est la

     Formule. Prisonnier ?... Oh ! pas une seconde ! 

     Mais... il y a toujours autour de moi du monde.

     Prisonnier ! croyez bien que je ne le suis pas !

     Mais... s'il me plaît risquer, au fond du parc, un pas,

     Il fleurit tout de suite un oeil sous chaque feuille.

     Je ne suis certes pas prisonnier, mais... qu'on veuille

     Me parler privément, sur le bois de l'huis

     Pousse ce champignon : l'oreille ! - Je ne suis

     Vraiment pas prisonnier, mais... qu'à cheval je sorte,

     Je sens le doux honneur d'une invisible escorte.

     Je ne suis pas le moins du monde prisonnier !

     Mais... je suis le second à lire mon courrier.

    Pas prisonnier du tout ! mais... chaque nuit on place

    À ma porte un laquais, -

 

                                    Montrant un grand gaillard grisonnant qui est venu reprendre le plateau, et traverse le salon pour l'emporter.

 

                                               tenez, celui qui passe ! 

    Moi, le duc de Reichstadt, un prisonnier ?... jamais !

    Un prisonnier !... Je suis un pas-prisonnier-mais.

 

...

 

 

 Prokesch, (un ami, longtemps interdit de visite*** .),   Le duc 

 

 

 

         Prokesch, qui feuillette des livres sur la table.

 

                                                on vous laisse tout lire ?...

           

                                     Le duc 

 

    Tout ! IL est loin le temps où Fanny, pour m'instruire,

    Apprenait des récits pas cœur ! - Plus tard j'obtins

    Que quelqu'un me passât des livres clandestins. 

 

                         Prokeschsouriant   

 

     La bonne archiduchesse  ?   

 

                                     Le duc   

 

                                        Oui. Chaque jour, un livre.

     Dans ma chambre, le soir, je lisais ; j'étais ivre.

     Et puis, quand j'avais lu, pour cacher le délit,

     Je lançais le volume en haut du ciel-de-lit !

     Les livres s'entassaient dans ce creux d'ombre noire,

     Si bien que je dormais sous un dôme d'Histoire.

     Et, le jour, tout cela restait tranquille, mais

     Tout cela s'éveillait dès que je m'endormais ;

     De ces pages, alors, qui les pressaient entre elles,

     Les batailles sortaient en s'étirant les ailes !

     Des feuilles de laurier pleuvaient sur mes yeux clos ;

     Austerlitz descendait tout le long des rideaux ;

     Iéna se suspendait au gland qui les relève,

     Pour se laisser tomber, tout d'un coup, dans mon rêve !

     - Or, un jour que chez moi, Metternich****, gravement,

     Me racontait mon père, à sa guise !... au moment

     Où, très doux, j'avais l'air tout à fait de le croire,

     Voilà mon baldaquin qui croule sous la gloire !

     Cent livres, dans ma chambre, agitent un seul nom

     En battant des feuillets !

 

                                     Prokesch

 

                                              Metternich bondit ?

 

                                          Le duc

 

                                                                                 Non.

     Calme, il me dit, avec son sourire d'évêque :

     " Pourquoi placer si haut votre bibliotjèque ? "

     Et Sortit... Depuis lors je lis ce que je veux...

 

 

Edmond Rostand, extraits de "L'Aiglon", Drame en six actes, en vers, représenté pour la première fois au théâtre Sarah Bernard le 15 mars 1900.

 

      

   

     

 

* Jean Tulard, "Avant-propos", Napoléon II, Fayard, 1992

** Sylvain Ledda, présentation de la pièce L'Aiglon, Flammarion 2018

***ndlr

****Metternich

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19 novembre 2022 6 19 /11 /novembre /2022 00:30

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29 septembre 2022 4 29 /09 /septembre /2022 23:00

 

" L'amour du roi, le patriotisme et aussi bien le respect pour les privilégiés ne sont pas de la religion et n'en proviennent pas ; ils ne sont pas d'avantage inculqués par une idéologie, ils la précèdent, logiquement parlant, ils sont induits par l'obéissance à l'ordre établi, ils naissent de cette obéissance, loin de la faire naître ; on les respire dès l'enfance dans l'air du temps et le spectacle de tous les autres. L'histoire s'explique par un vécu silencieux et non par les belles paroles qui s'y ajoutent ; quand la dépendance est rejetée, les paroles idéologiques n'ont plus de poids. Citons le pénétrant Jean-Marie Schaeffer* : "à notre époque, l'enseignement par l'école ne peut pas remplacer l'apprentissage des règles sociales ou politiques par le cadre de vie et l'exemple familial et social, d'où l'inefficacité dramatique de l'éducation civique scolaire....
En un mot , le vécu social muet suscite  ou accepte les verbalisations idéologiques et non l'inverse ; une idéologie ne convainc que les convaincus. Nous avons vu cela de nos yeux, si nous sommes quinquagénaires ou davantage : la découverte de la contraception a donné lieu à une comique expérimentation sociologique en conditions réelles. Avant la " pilule " , les jeunes filles respiraient dans l'air du temps et dans l'exemple de leurs compagnes les utiles vertus de pureté, de chasteté, de virginité, d'abstention sexuelle. ... Il a suffi que la pilule apparaisse pour que ces vertus disparaissent comme rosée au soleil : évaporées avec le péril, tant dans les duplex que dans les chaumières. Leur effacement nous a paru si naturel que nous nous en sommes à peine aperçus, sans remarquer à cette occasion que ce n'était pas le vertuisme qui avait inculqué l'abstention, mais l'abstention qui, faute de contraception, s'était érigée en vertu."

Extrait de ; " Quand notre monde est devenu chrétien " de Paul Veyne

*https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Marie_Schaeffer
 

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13 juillet 2022 3 13 /07 /juillet /2022 22:50

 

Claudio Magris

" Une fois de plus, la Trieste bourgeoise, fascisante, collaborationniste par vocation même quand elle ne peut pas collaborer, a débarbouillé et remaquillé son visage. Rien que des gens respectables ; il n'y a guère d'autres villes en Italie où des industriels, des financiers, des armateurs, des banquiers se soient affichés aussi explicitement, je dirais instinctivement - mais prudemment, aussi, bien sûr - au côté des fascistes et même, quand il l'a fallu, des nazis. Tout en lâchant aussi quelque chose, et plus que quelque chose, à la Résistance, on ne sait jamais.

   " Mais est-ce que vous avez lu le témoignage si ému, pauvre naïf, de ce jeune homme qui avait été cueilli dans la rue par les nazis après l'attentat du mess du Deutsches Soldatenheim et qu'on avait envoyé au siège de la Gestapo ? Lui aussi, il aurait probablement fini pendu dans la rue Ghega avec les cinquante et un autres si, précisément à ce moment, par chance, n'était entré le vieux baron Wenck, conseiller de la Compagnie de navigation Silba, qui venait voir son ami Stulz, son ancien condisciple à Munich, présentement capitaine de la Gestapo. Alors qu'on poussait le jeune homme menotté dans un réduit, le baron est passé devant lui, l'a reconnu - car peu de temps auparavant il avait travaillé comme jardinier dans sa villa -, il s'est ému, lui a promis de l'aider et, en effet, il a parlé à Stulz et le pauvre diable a été relâché. Il lui en a été reconnaissant toute sa vie, ça se comprend, mais ne trouvez-vous pas inquiétant qu'un des patrons de la navigation à vapeur à Trieste ait été suffisamment proche de la Gestapo pour détenir le pouvoir de faire libérer un malheureux vraisemblablement destiné à la torture et au gibet ?

   " Le baron a vécu encore de nombreuses années, influent respecté et à l'aise aussi bien dans le Territoire libre que dans la République italienne comme dans sa jeunesse il l'avait été dans l'empire hasbourgeois, et avec lui ceux qui gravitaient dans le même cercle, les gens qui comptent à Trieste et qui ont lavé leur linge sale dans le Canal. Ils ont même fini par faire disparaître la Rizerie

Image du principal édifice du camp de la Risiera di San Sabba, où se trouvait le four crématoire
Image du principal édifice du camp de la Risiera di San Sabba, où se trouvait le four crématoire

- personne n'en parlait plus, même pas les antifascistes, personne n'était au courant, et pourtant c'était le seul four crématoire qui ait existé en Italie et personne, vraiment personne, n'en savait rien, c'est cela qui est tragique, ils étaient parvenus à effacer cette vérité, cette réalité... Même le 25 avril, dans les cérémonies officielles, on n'en parlait pas. On a fini par célébrer des anniversaires, par organiser des commémorations, mais très tardivement. Des cérémonies, des conférences, c'était bien le moins qu'on puisse faire, mais il a fallu attendre le procès pour savoir, pour prendre conscience que nous savions que des choses horribles s'étaient passé chez nous, sous notre nez, et que c'était aussi notre affaire... "

 

Claudio Magris : extrait de "Classé sans suite", Éditions Gallimard, collection L'Arpenteur, 2017, pour la traduction française.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

 

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1 mai 2022 7 01 /05 /mai /2022 18:19
François Xavier Fauvelle, 2017

Une des particularités de cette contestation (qu'exprimaient les manifestations planétaires qui ont suivi la mort de Georges Floyd), c'est qu'à la différence d'autres mouvements de ce type elle s'est emparée de questions de mémoire. Notamment en ciblant des statues, déboulonnées, taguées, ou critiquées pour ce qu'elles représentent. Or contrairement à ce que certains ont affirmé, notamment le président Macron, il ne s'agit pas là de "séparatisme". Quand on se bat pour dénoncer la mémoire parcellaire mise en scène dans l'espace public, c'est bien qu'on aspire à y avoir une place. Or les statues soulèvent la question de la mémoire partagée. Les Français ne méritent-ils pas que des statues célèbrent les esclaves de Saint-Domingue qui se sont révoltés et ont fini, en 1804, par déclarer leur indépendance ? La République devrait s'honorer de cet évènement, qui est enclenché par la Révolution française. Les esclaves de Saint-Domingue, à l'époque la plus vaste colonie du monde avec ses 800 000 esclaves, dont une moitié née en Afrique, sont les premiers à saisir la radicalité de la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et se l'appliquent à eux-mêmes, obligeant la Convention à abolir l'esclavage en 1794. Mais la France d'aujourd'hui reste frileuse, continuant à célébrer Colbert - le rédacteur du Code noir-, ou même la conquête coloniale. Une statue de Bugeaud ( maréchal français qui a mené la conquête de l'Algérie dans les années 1830 ), comme il en existe en plusieurs endroits en France, rend hommage à un homme qui a pratiqué la terre brûlée et ce qu'on appelait les "enfumades", au cours desquelles on asphyxiait délibérément les civils réfugiés dans les grottes. Bugeaud appelait ouvertement à la soumission des Algériens ou à leur extermination.

 

   Histoire et mémoire sont deux choses différentes : l'histoire, c'est ce qui s'est passé, la mémoire concerne le présent. Quand on fait un travail d'historien, on est sous une souveraineté, qui est celle des faits. La mémoire se trouve sous une autre souveraineté, qui est celle de ce qui est bon pour nous aujourd'hui. Confondre les deux, c'est opter pour une position conservatrice consistant à penser que le passé nous oblige à ne rien changer à la façon dont on en parle aujourd'hui. Or ce rapport entre histoire et mémoire, tout le monde l'expérimente. Une famille a toujours une histoire multiple, faite d'ancêtres glorieux ou proscrits, de mariages et de divorces, de personnes qui entrent ou sortent de la famille. La mémoire, c'est l'album photo sur la table dun salon, ou les photos collées sur le frigo : c'est une mise en scène actuelle et actualisée en fonction de ce qui procure un sentiment partagé d'appartenance. Dans la mémoire d'une famille, on peut passer sous silence certaines choses. C'est ce qui arrive avec l'esclavage dans la mémoire nationale française. Cela se corrige en fonction de ce qu'on veut arrêter de cacher. Ce n'est pas de l'épuration, c'est de la mise à jour..."

 

François-Xavier Fauvelle : extrait d'un entretien pour le magazine XXI n°52, automne 2020.

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9 avril 2021 5 09 /04 /avril /2021 17:12
Exposition Esnes-en-Argonne (Meuse) 2015, Maurice Genevoix Date	7 août 2015

Le 21 septembre 1914, Genevoix est envoyé sur le front de la Meuse, au nord de Verdun, à deux pas du bois de Saint-Rémy, où, le lendemain, Alain Fournier disparaît au combat. Barbusse, lui, est dirigé sur Soissons, puis en Artois et en Champagne. Les deux hommes partent armés de carnets, bien décidés à puiser dans la guerre matière à littérature. La fatigue et la lassitude leur font cependant perdre la régularité sinon l'envie d'écrire... Pour l'un comme pour l'autre, la guerre tourne court : Genevoix est blessé sur le front des Éparges, le 25 avril 1915, avec  deux balles dans le bras gauche, et une à l'épaule...Quant à Barbusse, il repousse à quatre reprises la proposition de passer caporal - par hostilité aux grades - et refuse son transfert dans la territoriale, qui regroupe les soldats les plus âgés. Il doit écrire à l'état-major pour obtenir de rester soldat parmi les troupes du front. Titulaire de la croix de guerre, deux fois cité, il tombe malade en juin 1915. Bien que placé parmi les brancardiers, un poste moins exposé, il multiplie les séjours à l'hôpital jusqu'à sa réforme définitive le 1er juin 1917. À cette date, ce grand échalas efflanqué est devenu une célébrité, et Genevoix a été remarqué... Publiés en 1916, Sous Verdun de Genevoix et Le Feu de Barbusse bouleversent. Voilà pour la première fois des récits qui ne cachent ni la misère des poilus ni l'horreur de la guerre. L'héroïsme guerrier en prend un coup fatal... Sous Verdun, premier volume des souvenirs de guerre du Ligérien, est salué par la critique. " C'est du Maupassant de derrière les tranchées", s'enthousiasme le Journal des débats". On voit la guerre, dans son horreur et sa vérité, toute frémissante." On lui promet le prix Goncourt 1916, mais Le Feu, publié d'abord en feuilleton dans L'Oeuvre puis chez Flammarion, lui vole la vedette. Succès d'estime pour Genevoix, qui voit son premier ouvrage flirter avec les 10 000 exemplaires, mais succès stratosphérique pour Barbusse : en quelques mois, Le Feu dépasse 200 000 exemplaires, et atteint aujourd'hui le million. Lauréat du Goncourt 1916, ce n'est plus un livre, c'est un phénomène ! Les poilus écrivent à l'auteur pour le féliciter et le considèrent comme leur porte-parole.

   Pourtant, aujourd'hui, c'est Genevoix, et non pas Barbusse, qui entre au Panthéon comme le représentant

Carte postale éditée lors de la mort d'Henri Barbusse, en 1935, par le Comité mondial contre le fascisme et la guerre (le nom de ce comité est la seule mention figurant au verso). Aucun crédit photographique apparent.

des écrivains de 14-18. Quelle est donc la raison de ce retournement de fortune ? La polémique, tout d'abord. À la différence de Genevoix, qui entend rester neutre, Barbusse n'a jamais dissimulé ses convictions. Attaqué par la presse conservatrice  en 1917, il est accusé de pacifisme - et donc de démoraliser les poilus avec un récit terrifiant et faux. Barbusse se défend en rappelant qu'il n'a rapporté que le vrai, mais tout change dans l'après-guerre quand il embrasse le communisme. Dès lors, il endosse le titre d'écrivain révolutionnaire, donnant au Feu une coloration qu'il n'avait pas à l'origine. Cet intellectuel engagé n'est plus consensuel. En entrant en politique, il est sorti de la littérature..."

 

Jean-Yves Le Naour, extrait d'un article pour le magazine Historia, Novembre 2020, à propos de son livre" La gloire et l'oubli, M.Genevoix et H.Barbusse, témoins de la Grande Guerre" Éditions Michalon, 2020.

"Une matinée chez Barbusse. Il habitait un appartement dans un immeuble bourgeois de la fin du siècle dernier, près du Champ-de -Mars. Un homme grand et maigre, une sorte de Don-Quichotte, triste, sympathique et anodin. il envisageait d'écrire un livre sur Zola. longue conversation, sur la guerre et la paix. Conversation dont le seul sens et l'unique conclusion furent que, au moment de nous quitter, nous sûmes que nous n'avions rien, rigoureusement rien à nous dire.

   Il fait partie de ces hommes dont on apprécie toujours la compagnie parce qu'on sent à leurs paroles qu'ils ne savent pas mentir et sont incapables de dissimulation. Il fait partie de ces hommes que l'on quitte avec un soupir de soulagement, comme si on venait d'échapper au danger d'être taxé d'immoralité... "

 

Sándor Márai : extrait de "Journal, les années hongroises, 1943-1948." Éditions Albin Michel, 2019

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27 juillet 2020 1 27 /07 /juillet /2020 22:43
Le prix Nobel de littérature 2015, Svetlana Alexievich, lors d'une conférence de presse au Festival littéraire international de Paraty.
Svetlana Alexievich, 2015.

Un appartement communautaire banal. Cinq familles qui vivent ensemble, vingt-sept personnes. Une seule cuisine et un seul cabinet. Deux voisines sont amies, l'une a une fille de cinq ans, l'autre est célibataire. Dans les appartements communautaires, les gens se surveillaient les uns les autres, c'était courant. Ils s'espionnaient. Ceux qui avaient une pièce de dix mètres carrés enviaient ceux qui en avaient une de vingt-cinq. C'est la vie, c'est comme ça... Et voilà qu'une nuit arrive un "corbeau noir", un fourgon cellulaire. La mère de la petite fille est arrêtée. avant d'être emmenée, elle a le temps de crier à son amie : "Si je ne reviens pas, occupe-toi de ma fille. Ne la mets pas dans un orphelinat ! " Et la voisine prend l'enfant. On lui attribue une seconde pièce. la fillette l'appelle "maman Ania"... Au bout de dix-sept ans, la vraie maman revient. Elle baise les mains et les pieds de son amie. En général, les contes de fées se terminent là, mais dans la vie, les choses se passent autrement. Il n'y a pas de happy end. Sous Gorbatchev, quand on a ouvert les archives, on a proposé à l'ancienne détenue de consulter son dossier. Elle l'a ouvert : sur le dessus, il y avait une dénonciation. D'une écriture familière... Celle de sa voisine. C'était "maman Ania" qui l'avait dénoncée... Vous y comprenez quelque chose ? Moi, non. Et cette femme non plus, elle n'a pas compris. Elle est rentrée chez elle et elle s'est pendue.... Je suis athée. J'aurais beaucoup de questions à poser à Dieu... Je me souviens, mon père disait toujours : " On peut survivre au camp, mais pas aux êtres humains"..."

 

Svetlana Alexievitch :  extrait de " La fin de l'homme rouge" Actes Sud, 2013.

 

 

 

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  • : Le Lecturamak
  • : "Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
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