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17 février 2024 6 17 /02 /février /2024 07:05

" Ces derniers temps en France, on parle très mal du style. On confond le style avec le bien-écrire. Or le bien-écrire, c'est le normalisé, la langue canonique. le style, c'est trouver une musique personnelle telle que le lecteur  la reconnaît immédiatement. la voix de Céline, ce n'est pas seulement les points de suspension, c'est le triturage de l'argot, l'invention des néologismes. le style de Gide, c'est le chant d'une pureté à la limite de la préciosité - J'appelle ça du remue-ménage de hanches. Dostoïevski, lui, a une voix populaire, petit-russien, très proche du langage parlé et de ce fait proche du genre feuilletonesque. Il a besoin de se mettre dans des situations d'urgence pour écrire, d'où le style catastrophique, haletant de celui qui écrit contre la mort. Il appartient à la catégorie des écrivains de la parole. À l'instar d'un Céline et de son désespoir absolu ou d'un Bernanos et de sa mystique. Il n'y a pas d'écrivains de la paroles qui soient neutres. Vous n'imaginez pas Guy de Maupassant autrement qu'écrivant quelque chose de joli, qui soit bien mené, avec une conception esthétique mais sans métaphysique. Chez Dostoïevski comme chez Tolstoï ou comme chez Tchékhov, si vous enlevez la métaphysique il reste peu de chose...

 

 

 Balzac est convaincu qu'il écrit pour l'Église et la monarchie, or il démolit toute la société de son temps. le roman - et ça Kundera le dit très bien  - doit apporter une connaissance nouvelle. L'art du roman est révélation. C'est la langue qui vous guide, vous êtes écrit avant d'écrire. Il ne s'agit pas là d'une croyance mystique, on en a la preuve. Kundera fait dater la révolution du roman moderne avec Cervantès. Et qu'est-ce que le Quichotte  sinon un livre sur la langue ? Au départ il dit qu'il va faire une parodie du roman de chevalerie. Puis, à partir de la cinquantième page, il se trouve que Don Quichotte commence à parler tellement bien, à être tellement beau qu'il est peut-être un peu moins fou qu'on ne le pense... La rencontre de la critique d'un genre et du réalisme à travers Sancho Pança va créer toute la modernité. C'est presque mathématique...

    Ce n'est pas la forme qui fait la modernité, c'est le ton, la vision. La modernité de nos jours, par exemple, n'est certainement pas Robbe-Grillet. On rigolera un jour, ça paraîtra vieillot et on se demandera comment la critique a pu prendre ça au sérieux, ces histoires de bonnes femmes enchaînées. Contrairement à ce que l'on imagine, l'idée de la modernité n'est pas liée au tricotage de la prose. Fond et forme sont inséparables, écrire plat, c'est écrire faux. Il en est de même en politique. La première chose que fait un régime totalitaire, c'est changer le sens des mots. Imaginez que Hitler ait employé l'expression officielle "extermination des juifs", ça ne marche pas. mais "solution finale" (Entlösung), oui. On comprend sans comprendre. Dire que l'on va supprimer deux millions de Russes, non, mais dire qu'il y a "des classes sociales condamnées par l'histoire", ça c'est génial. Les mots, salvateurs, peuvent devenir mortifères. De même le jargon technocratique peut devenir très dangereux. Amollir la langue, c'est amollir le corps social...

 

Michel Del Castillo : extrait d'un entretien avec Marianne Payot, Magazine Lire n°239,octobre 1995,  recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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8 novembre 2023 3 08 /11 /novembre /2023 08:31

 

Aux premières bornes que l'homme rencontre, le monde n'est que désordre et que sourde pénombre."

 

   La voix de Tchardine n'était plus ce chant de violoncelle qui avait enchanté Clara à Berlin. La vieillesse y avait mis des aigus stridents, un vacillement secret.

   Ali se redressa, le fixa.

   - Non, ce n'est pas de moi, fit Tchardine avec un sourire d'amertume. 

   C'est de Lorca, une tante de mon espèce.

   - Je n'aime pas quand tu parles comme ça.

   - C'est comme ça que les autres parlent de moi. C'est ce qu'ils disent dès que j'ai le dos tourné. Ils croient m'excuser en m'imaginant gâteux... C'est aussi comme ça que tu parlais.

   - Je n'ai jamais dit ça, sauf à quatorze ou quinze ans... Et puis, tu n'es pas les autres.

   - Tu te trompes, je suis tous les autres, ce qui explique qu'ils se reconnaissent en moi. Je suis les autres tels qu'ils s'ignorent. Toutes poésie révèle.

   Fut-ce le lendemain ou le surlendemain ? Ils avaient dîné chez Lasserre avec une amie comédienne.

   Tchardine se cala au fond de la voiture, fit asseoir Ali à ses côtés, lui recommanda de bien voir, sans détourner le regard.

   - La plupart des gens, fit le poète distraitement, ne voient que ce qu'ils désirent voir. Ils badigeonnent la réalité avec des lieux communs. Essaie de regarder contre tes rêves. Tu sauras ce qui d'eux résiste.

   C'était l'automne, tiède et humide. Les rues de Paris avaient cette brillance des rues de Carné.

   Et le jeune homme découvrit des cités aussi abandonnées, aussi lugubres, aussi mornes que celle où il avait vu le jour. Derrière chaque fenêtre, il pouvait imaginer un adolescent pareil à celui qu'il fut, couché sur le dos, fixant le plafond d'un œil vide tout en écoutant des paroles étrangères, balbutiements tombés d'une planète rêvée.

   La promenade dura plusieurs heures. Autour de la ville, luxueuse et fardée, il aperçut des nécropoles géantes, plantées des mêmes peupliers risibles.

   Quand ils retrouvèrent leur hôtel, Ali se laissa choir sur le lit.

 

   " Dans les faubourgs on voit tituber des hommes insomnieux,

   Comme des rescapés d'un naufrage de sang."

 

   - Lorca, toujours, lâcha Tchardine avec mélancolie

   Tu viens de découvrir de quoi l'Occident retire sa tristesse. Nulle part l'homme ne chante plus les matins.

   - Je ne suis pas triste. Et puis tu m'emmerdes avec tes discours à la noix !

   Mais ces scènes, ces dialogues que je reconstitue à partir de confidences et de témoignages de seconde main, rien ne prouve qu'ils aient eu lieu. On peut donc imaginer que, de retour de leur promenade nocturne, Ali garda un silence buté. ou que, le visage tourné vers le mur, il feignit de dormir.

   Une chose est sûre : après le premier éblouissement, Ali connut une période de doute et de désolation. Une expression de désenchantement s'imprima sur son visage.

   L'Occident ne le déçut pas vraiment, mais il ne sut pas davantage répondre à son attente infinie. Au fond, on retrouvait partout la même douleur de vivre.

   Le vieux poète aurait-il raison ? L'existence ne serait-elle qu'une douleur lancinante dont seule l'illusion de l'amour consolerait ?

 

                   Mots creux de nos sanglots gonflés

                   Majuscules risibles de nos peurs affolées.

                   Trouver dans le silence du geste,

                    Derme à derme, bouche à bouche.

                    Le fier discours

                    Aux déclamations hostile.

 

Michel Del Castillo, extrait de : "Mort d'un poète" Éditions Mercure de France, 1989.

 

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

 

 

 

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2 août 2023 3 02 /08 /août /2023 07:28

   

       Dans le bruissement furtif des mots.

 

" Je cours d'une phrase à la suivante, je tourne fiévreusement les pages. Je tremble d'épouvante et de gratitude. Je pleure d'exaltation : tout, absolument tout, y est ! Tout ce que je ne comprends pas depuis des mois, tout ce qui alimente ma haine et ma révolte. Le jargon d'abord, la jactance, les disputes et les bagarres, les chapardages et les vols, l'ennui surtout, le vide. L'horreur de ces tronches déjà marquées, de ces regards torves, de ces sourires fielleux. La promiscuité. Pas une minute de solitude et d'intimité - jamais. On pisse, on chie la porte ouverte, sous le regard des kapos.

La folie sadique. Les verges, les coups qu'on compte en silence dans le silence de la nuit. Les plaintes et les hurlements...

Tout est là, noir sur blanc. Le mystère se dissipe, l'expérience démentielle trouve un cadre qui lui confère un sens : le bagne d'enfants *.Il manque les chaînes et les fers, mais pour le reste ?

Le front me brûle, j'ai sans doute la fièvre. Cette fois, il ne s'agit pas d'un livre de plus : il s'agit du miroir où je me vois tel que je suis, le crâne tondu, couvert de furoncles, d'abcès qu'on doit sans cesse inciser et drainer.

Image inversée de ce déchet qui me fixe du fond de la Sibérie, je suis ce lecteur capable de recueillir les signes tracés par son frère en infortune. Nous nous regardons à travers la surface

réfléchissante de la littérature. Nous nous parlons d'égal à égal, hors du temps et de l'espace.

Malgré les apparences, rien ne nous sépare, Fédor, ni la langue, ni l'époque. Nous avons touché l'un et l'autre ce fond où les mots prennent une densité étrange, lestés chacun d'un poids de chair et de sang. Tu détesteras le style artiste, tu écriras avec une violence de plus en plus immédiate, proche de la grossièreté. Tu voudrais tout balayer pour retrouver ces instants d'éternité où, au beau milieu de la désolation, alors qu'on ne possède rien, qu'on a le ventre vide, que le froid vous engourdit, on se surprend brusquement à aimer l'existence. L'aimer d'un amour absurde, fou... Avons-nous jamais été si proches, Fédia ? nous sommes des innocents, des simples d'esprit, des idiots. Nous avons cependant compris deux ou trois petites choses. Nous avons lutté, frères. nous avons longtemps rampé dans le sous-sol. Nous sommes des étrangers, des marginaux, des déclassés. Nous n'appartenons à personne. c'est à peine si nous existons. Nous ne vivons qu'au cœur de la nuit, dans le bruissement furtif des mots. Nous croyons à ce mirage fantastique qui a ébloui nos enfances : la langue, sa musique, ses lumières et ses ombres, sa redoutable justice...

Michel Del Castillo : extrait de " Mon frère l'idiot " Arthème Fayard 1995

http://http://www.lexpress.fr/culture/livre/michel-del-castillo_799185.html

* En 1957, Michel del Castillo publie son premier roman, Tanguy, dans lequel il raconte les trois années d’horreur qu’il a passées dans la principale maison de redressement barcelonaise, l’Asilo Durán. La parution de l’ouvrage en France entraîne la naissance, en Espagne, d’une campagne de presse aigüe et circonscrite dans le temps (hiver 1958-1959). Ce mouvement de protestation est impulsé par une avocate féministe et pourtant proche du régime franquiste, Mercedes Fórmica ; cette dernière donne la parole à del Castillo ainsi qu’à des spécialistes réformistes de l’enfance irrégulière, qui critiquent vigoureusement des méthodes et des établissements qu’ils jugent archaïques. Unique dans l’histoire de la prise en charge de l’enfance irrégulière en Espagne de 1939 à 1975, cette « affaire del Castillo » fait grand bruit mais n’a qu’une postérité limitée. Elle contribue cependant, à plus long terme, à noircir l’image déjà sombre des maisons de redressement espagnoles et de la plus sinistre d’entre elles, l’Asilo Durán.

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15 mai 2021 6 15 /05 /mai /2021 10:26

 

Andrés Neuman au Texas Book Festival 2016
Andrés Neuman, 2016

" ( Pour mon roman ) Fractures, je me suis  inspiré d'un vrai personnage, qui m'a beaucoup marqué lorsque j'ai découvert son existence : Tsutomu Yamaguchi. C'est la seule personne reconnue par les autorités comme victime des bombes d'Hiroshima et de Nagasaki. Il a non seulement survécu aux deux bombes mais il a vécu assez longtemps pour expérimenter la reconnaissance officielle des victimes par l'État japonais. Car la mémoire nationale a beaucoup évolué après-guerre, l'attention aux victimes, à leurs témoignages, n'a pas été immédiate...

   Il travaillait pour une entreprise ( Mitsubishi ) qui l'avait envoyé à Hiroshima. Après avoir survécu à la première bombe, il a voulu rentrer chez lui et a attrapé le train pour Nagasaki... Il rentre, raconte alors à son patron ce qu'il a vu à Hiroshima., le patron refuse de le croire et au milieu de la discussion, la deuxième bombe explose, tue son patron et sa famille. Tsutomu Yamaguchi a non seulement survécu ce jour-là, mais il est mort à près de cent ans !! Il était donc l'être humain le plus proche d'un immortel... Il est mort quelques mois avant Fukushima, il n'a pas assisté à la répétition de l'histoire, l'arrivée d'un nouveau nuage atomique sur son pays...

   Je vivais à Paris en 2011. J'ai découvert les images de Fukushima, j'ai été choqué d'abord par cette date, le 11 mars, qui est en Espagne une date trafique, l'anniversaire des attentats d'Atocha ( en 2004, dans le métro de Madrid ). C'était affreux et terrible que cela ait lieu le 11 mars. Quand j'ai vu le nuage de Fukushima, j'étais bouleversé. J'étais un citoyen argentin, pourvu d'une mémoire d'un citoyen espagnol, installé à Paris, face à une catastrophe qui avait lieu au Japon. Où étais-je ? J'étais partout, la catastrophe avait lieu partout. Le lendemain, j'ai lu dans le journal que l'axe de la terre avait bougé après le tsunami et le tremblement de terre de Fukushima, la planète avait été secouée !

 

Andrés Neuman : extrait d'entretien pour le magazine Transfuge n°147, Avril 2021.

 

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11 février 2021 4 11 /02 /février /2021 23:20
Jean-Pierre DalbéraSuivre Le Cri d'Auguste Rodin (musée Rodin) Le Cri  The Cry  vers 1886  Auguste Rodin (1840-1917)  Bronze, fonte Georges Rudier  1961  Fonte réalisée pour les collections du musée  S.1126
Le Cri d'Auguste Rodin.

 

 

Chaque jour, je me retrouve à Ambroise-Paré où Rita a été opérée du col du fémur. Le choc a ébranlé son esprit ; elle divague, elle a des hallucinations. Elle se jette dans mes bras, s'accroche à mon cou. On vient la nuit l'assassiner, on la menace d'un grand couteau, l'infirmier la frappe. Va-t-elle couler dans la démence ?

    " - Il ne te manquait plus que ça, murmure Patricia. Tu traverses une sale passe. Tâche de tenir le coup. 

      - C'est dans l'ordre naturel des choses. Ma tante aura quatre-vingt-douze ans cet été. La première ligne cède... C'est mon tour de monter au feu "... Je la regarde, je lui souris. " Dans les coups durs, je suis assez bon, dis-je. J'ai l'habitude. Ce sont les petites choses qui me désorientent. "...

   Nous déambulons un long moment dans le quartier. C'est une soirée douce. Alors que nous contemplons la devanture d'un antiquaire, je m'entends murmurer : " Tu ne peux pas imaginer combien j'ai aimé cette femme. - Mais si, j'imagine. Tous ceux qui te connaissent savent ce qu'elle était pour toi. " Elle tend alors la main, prend la mienne et je colle mon front contre la vitrine pour admirer un secrétaire : " C'est une pièce superbe, tu ne trouve pas ?  - Très belle, oui, chuchote-t-elle d'une voix chaude. Je pense : si je hurlais, si...

Je ne crierai pas. J'ai appris dans mon enfance que les hurlements n'éveillent personne..."

 

Michel Del Castillo : extrait de " De père français", Éditions Fayard, 1998.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

   

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12 décembre 2020 6 12 /12 /décembre /2020 16:15
 Miguel de Cervantes Lithographie du XIXe siècle, non signée.

... Sur le sommet du rocher au pied duquel on creusait la sépulture de Chrysostome,  se tenait la bergère Marcelle, encore plus belle que la renommée ne le disait. Ceux qui ne l'avaient encore jamais vue la regardaient en silence, éblouis ; et ceux qui étaient accoutumés à la voir n'en étaient pas moins saisis. Mais à peine Ambroise l'eut-il aperçue qu'il s'écria avec indignation : 

   - Viendrais-tu par hasard, furie de ces montagnes, constater si les plaies de ce malheureux à qui ta cruauté a ôté la vie se rouvriront en ta présence ? Viens-tu t'enorgueillir de tes cruelles prouesses, contempler ta victoire du haut de ce rocher, comme l'impitoyable Néron les ruines de sa Rome incendiée ? Ou fouler ce triste cadavre d'un pied insolent, comme l'ingrate fille de Tarquin foula celui de son père ? Dis nous vite ce qui t'amène et ce que tu veux de nous. J'ai trop bien connu la soumission de Chrysostome à tes volontés, durant sa vie, pour ne pas faire en sorte que, lui mort, tous ceux qui se disent ses amis t'obéissent également.

   - Je ne viens, Ambroise, pour rien de ce que tu as dit ; je veux seulement me défendre moi-même et prouver à ceux qui m'accusent de leurs tourments et de la mort de Chrysostome combien ils se trompent. Je vous prie donc, vous tous, de me prêter attention ; il n'est besoin ni de beaucoup de temps ni de longs discours pour démontrer une vérité à des personnes de bon sens.

  " Le ciel m'a faite si belle, dites-vous, que sans pouvoir vous en défendre, vous êtes contraints de m'aimer ; et, en retour, vous prétendez et même exigez que moi aussi je vous aime. Je sais, par l'intelligence naturelle que Dieu m'a donnée en partage, que tout ce qui est beau est aimable ; mais je ne pense pas que, parce qu'on aime ce qui est beau, ce qui est beau soit obligé de répondre à cet amour. D'ailleurs, celui qui aime une beauté peut être laid et, qui oserait dire : "Je t'aime parce que tu es belle ; tu dois m'aimer, bien que je sois laid" ?... Si au lieu de me donner la beauté, Dieu m'avait voulue laide, serais-je en droit de me plaindre de vous parce que vous ne m'aimez point ? Je n'ai pas choisi, moi, d'être belle : Dieu m'a ainsi faite sans me demander mon avis. De même que la vipère ne saurait être accusée de porter du venin, même mortel, puisque c'est la nature qui le lui a donné, personne ne peut me blâmer d'être belle.

   " Chez la femme honnête, la beauté est comme le feu, ou comme l'épée tranchante, qui ne font aucun mal à ceux qui ne s'en approchent pas. L'honneur et la vertu sont des ornements de l'âme, sans lesquels le corps le plus parfait ne saurait être beau. Si donc l'honnêteté, plus que toute autre vertu, pare et embellit le corps et l'âme, pourquoi celle qui est aimée pour sa beauté devrait-elle y renoncer, afin de répondre aux sentiments de celui qui, n'écoutant que son inclination, s'ingénie, par la force et par la ruse, à la corrompre ? Je suis née libre, et c'est pour garder ma liberté que j'ai choisi la solitude des champs. Les arbres de ces bois sont ma compagnie, l'eau claire des ruisseaux mon miroir. C'est à ces arbres et à ces ruisseaux que je communique mes pensées et que j'offre ma beauté. Je suis ce feu éloigné, cette épée tenue à l'écart. Les hommes que ma vue a séduits, je les ai détrompés par mes paroles. Et si les désirs s'alimentent d'espoir, comme je n'en ai point donné à Chrysostome - ni d'ailleurs à nul autre -, on peut bien dire que c'est son obstination qui l'a perdu et non ma cruauté. Et si l'on m'objecte que, ses désirs étant honnêtes, je me devais d'y répondre, je dirais qu'à cet endroit même où l'on creuse sa sépulture, et où il m'a fait part de ses honnêtes désirs, je lui ai déclaré mon dessein de vivre dans une perpétuelle solitude, affirmant que la terre seule recueillerait le fruit de ma vertu et les dépouilles intactes, de ma beauté. Et si, malgré cet avertissement et contre tout espoir, il s'est obstiné à naviguer contre le vent, quoi d'étonnant à ce qu'il ait sombré dans l'océan de ses illusions ? Si je l'avais abusé, j'aurais été fausse ; si je l'avais satisfait,j'aurais agi contre ma bonne et juste résolution. Bien qu'éconduit, il s'est obstiné ; sans être haï, il s'est désespéré.

  " Voyez maintenant s'il est raisonnable que l'on m'accuse de tous ses tourments ! Que celui que j'ai trompé se plaigne ; que celui que j'ai abusé par de fausses promesses se désespère ; celui que j'appelle , qu'il prenne confiance; celui que j'encourage, qu'il s'enorgueillisse. Mais que ceux que je n'appelle, ni n'encourage, ni ne trompe, ni ne berce de fausses promesses, ne me traitent pas de cruelle ou de criminelle. Jusqu'à présent, le ciel a décidé qu'il n'était pas de mon destin d'aimer ; il est inutile d'espérer que j'aime parce qu'on m'a choisie.

   " Que cet avertissement serve en général à quiconque me sollicite pour son plaisir particulier. Et que l'on sache bien que si quelqu'un meurt pour moi, ce ne sera ni de jalousie ni de désespoir. Car qui n'aime personne ne peut rendre jaloux ; et ce n'est pas dédaigner quelqu'un que de le détromper. Celui qui me traite de furie ou de bête sauvage, qu'il me fuie comme une chose haïssable et nuisible ; qui me nomme ingrate cesse de me servir ; qui m'accuse d'indifférence ne me courtise pas ; qui me trouve cruelle n'essaie point de me suivre. Cette furie, cette bête sauvage, cette ingrate, cette cruelle, cette indifférente ne veut ni les chercher, ni les servir, ni les connaître, ni les suivre.

   " Si l'impatience et l'ardent désir de Chrysostome l'ont mené au tombeau, pourquoi en accuser ma réserve et l'honnêteté de ma conduite ? Si je préserve ma vertu dans la compagnie des arbres, pourquoi celui qui voudrait me la voir garder dans la compagnie des hommes voudrait-il me la faire perdre ? Je possède, comme vous le savez, une fortune personnelle, et je ne convoite pas le bien d'autrui. J'ai le goût de la liberté et je ne veux pas être asservie. Je n'aime ni ne hais personne. Je ne veux tromper celui-ci ni encourager celui-là, ni me moquer de l'un ni m'amuser de l'autre. L'honnête conversation des bergères de ces villages et le soin de mes chèvres suffisent à m'occuper. Mes désirs ont ces montagnes pour limites ; et, s'ils vont au-delà, c'est pour contempler la beauté du ciel, montrant ainsi à mon âme le chemin de sa demeure première."

 

   En achevant ces mots, et sans vouloir écouter de réponse, elle tourna le dos et disparut dans l'épaisseur d'un bois qu'il y avait tout près., laissant les assistants aussi admiratifs de sa sagesse que de sa beauté..."

 

Miguel De Cervantes : extrait de "L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche", Tome 1, 1605.

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23 janvier 2019 3 23 /01 /janvier /2019 18:31

" La vie est une collection de pertes, mais il est triste que cela se réduise à cela : l'écriture est le salut de ce sentiment de perte. Nous avons tellement changé le monde que nous ne savons même plus où nous allons. Eh bien, la littérature est notre mémoire. Le roman n'est plus seulement une fiction : c'est aussi la mémoire de l'Europe. Nous nous souvenons parce que nous lisons et parce que nous lisons, nous savons qui nous sommes..."

 

José Carlos Llop , extrait d'un entretien pour LMDA N°191, mars 2018

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9 février 2018 5 09 /02 /février /2018 19:33
Eduardo Mendoza à la Feria del Libro de Madrid, 6 juin 2008
Eduardo Mendoza, 2008

"   - Je ne tomberai pas dans le lieu commun qui consiste à dire qu'il est facile de critiquer de l'extérieur, dit Fito. On œuvre pour obtenir des résultats et, en dernière instance, c'est la seule chose qui compte. Les résultats. Ce qui se passe dans les cuisines n'intéresse personne. Je voulais juste dire ceci : les résultats ne sont pas seulement ceux qui se voient, ceux que l'on peut comptabiliser. Il y a aussi ceux que l'on ne voit pas. Suis-je assez clair ?

  - Pas vraiment.

  - Je parle de ce qui n'a pas lieu. Des choses qui auraient pu avoir lieu mais qui n'ont pas eu lieu. Ce que l'on empêche est aussi important que ce que l'on fait, au pouvoir comme dans l'opposition. Le travail d'endiguement. Dans ce pays, il y a beaucoup de forces contraires. C'est pareil dans tous les pays, mais c'est probablement plus grave chez nous. La transition est encore récente et beaucoup de questions n'ont pas été résolues. La bataille n'est pas gagnée. Je ne parle pas de la bataille décisive, mais de la bataille de la normalité. Chaque jour qui passe sans coup d'État ou sans menace de crise est une victoire, comme l'est chaque journal qui exprime librement une opinion sans être fermé par ordre du gouvernement : chaque prévenu qui exerce ses garanties légales... Enfin, des choses que nous donnons aujourd’hui pour acquises, des choses qui nous permettent de vivre en oubliant le passé...

   - En oubliant le passé ? Comment pourrons-nous l'oublier si on nous le rappelle à chaque instant ? À la moindre contrariété, vous nous sortez le Caudillo du placard, et hop ! Pour un oui et pour un non.

   - Nous vivons une trêve. D'un côté la droite récalcitrante, dans l'attente d'une occasion propice ; de l'autre le nationalisme réactionnaire, toujours prêt à jouer les victimes, déguisé en progressisme et en révolte. Regardez le Pays Basque, ou ici même, dans les secteurs les plus radicaux du catalanisme : un tas de skinheads bénis par l'Église.

  - Il ne faut pas exagérer, dit Toni.

Par son ton et son attitude, on voyait qu'il n'intervenait pas pour porter la contradiction mais pour calmer les esprits. Pourtant, tous les regards convergèrent vers lui et il dut donner des explications.

   - Je ne dis pas que c'est vrai ou que ça ne l'est pas. Je revendiquais seulement le droit d'être au-dessus de tout ça. C'est ma position : je suis un gay. J'ai un travail qui me plaît, et je tâche de mener ma vie sans déranger personne. Je paye mes impôts. En râlant, mais enfin je les paye, avec l'espoir qu'ils seront bien utilisés. Je n'aime pas l'idée que mes impôts servent à acheter des armes et à entretenir une armée qui nous encadre au lieu de nous défendre, et une police qui, si elle le pouvait, me passerait à tabac parce que je suis homo, mais je me résigne. Je ne proteste pas non plus parce qu'une partie de l'argent que j'ai gagné peut aller dans les poches de quelques politiciens ripous ou financer la bureaucratie de partis dont je n'ai absolument pas besoin. Je demande juste que, en plus, il y ait davantage d'écoles et d'hôpitaux, et que, si un jour je tombe malade, je ne me retrouve pas à la rue. Mais toute ma vie ne tourne pas autour de ça. Je vis en pensant à mes affaires, aux choses qui me concernent directement. Je ne suis peut-être pas un citoyen exemplaire. tant pis. Je me contente de ne pas être un citoyen ennuyeux. L'ennui me préoccupe beaucoup. Ce pays a perdu le sens de l'humour et la joie de vivre. Nous nous ennuyons et nous ennuyons les autres. La presse est ennuyeuse, la télévision est ennuyeuse, et les conversations, avec tout le respect que je vous dois, sont débiles. Et ne parlons pas du discours politique....

   Les femmes l'écoutaient avec un sourire complice. Les hommes avec un sourire hargneux. Il éclata de rire.

   - J'ai trop parlé. Je ne suis pas seulement une folle, je suis une pie. J’espère ne pas vous avoir blessés.

   - Non, non, bien au contraire, dit Raurell.

   Mauricio ne dit rien mais, intérieurement, c'était vrai qu'il, se sentait blessé. Cette profession de foi apparemment sincère, débitée sur un ton théâtral et accompagnée de gestes doucereux, lui paraissait être une façon déguisée d'exprimer le plus grand mépris pour l’opinion des autres sans prendre le risque d'être contredit. Ce genre de tirades n'amuse que les femmes, pensait-il.

   Le dîner avançait à un bon rythme. La direction de l'établissement tenait à liquider le plus rapidement possible cette partie de la soirée afin de fermer la cuisine et de réduire le personnel de service.

   À une table éloignée, un invité proposa d'une voix forte de porter un toast aux nouveaux époux. Ceux-ci se mirent debout et levèrent leurs verres. Un chœur burlesque exigea qu'ils s'embrassent et, quand ils l'eurent fait, ce fut une tempête d'applaudissements, de vivats et de sifflets..."

 

Eduardo Mendoza : extrait de " Mauricio ou les élections sentimentales", Seuil 2007

 

 

  

 

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11 décembre 2015 5 11 /12 /décembre /2015 17:44

" Les profanes s'imaginent qu'écrire et dire expriment une activité identique. On se mettrait à écrire parce qu'on a quelque chose à dire. Rien n'est plus faux. Il arrive, et plus souvent qu'on ne le pense, qu'il faille des années à un écrivain pour entrevoir ce qu'il aspire à dire ; et s'il le dit, c'est, plus souvent encore, à son insu. Car l'écrivain habite le silence. On reconnaît l'exacte nécessité des mots qu'il emploie à la gangue de silence dont ils sont enveloppés. paradoxalement, écrire, c'est d'abord se taire, c'est se recueillir, c'est plonger dans le silence et se familiariser avec sa pénombre où, telles des algues et des fougères sous-marines, évoluent des formes imprécises. On est bien loin, dans ces régions de ténèbres et de pulsations abyssales, des évidences de la réalité, de la dure consistance des apparences. Mensonge et réalité, songe et vérité se mêlent et se confondent. Tout l'effort consiste, en bougeant le moins possible, en devenant pure attention, à ne rien déranger de l'étrange alchimie qui défait et refait les formes..."

 

Michel Del Castillo : extrait de "La gloire de Dina" Éditions du Seuil, 1984

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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27 octobre 2012 6 27 /10 /octobre /2012 17:52

" De nombreux étudiants, qui appartenaient à la classe moyenne supérieure, théorisaient sur les classes laborieuses - moi, j'en venais. Ils étaient actifs politiquement, je n'avais pas les moyens d'être un rebelle : j'ai été arrêté, une fois, et j'ai perdu ma bourse pour un an - une catastrophe pour moi, à l'époque. J'ai toujours eu tendance à m'identifier aux exclus, aux exilés, à ceux qui se trouvaient en dehors du système, et j'ai connu très tôt cette impression d'étrangeté. Le monde paysan où j'ai grandi semblait solide et familier à première vue, mais dès qu'ils avaient franchi la frontière de cet univers tous les membres de ma famille se trouvaient complètement perdus. Mon père, si sûr de lui quand il s'agissait de soigner les animaux ou d'ensemencer un champ, se muait en homme humble et embarrassé dès l'instant où il devait aller trouver un fonctionnaire ou un médecin, quelqu'un occupant à ses yeux une position de pouvoir...

 Je viens d'une société rurale, archaïque, repliée sur elle-même, et le chemin parcouru me laisse toujours songeur. Quand la guerre a éclaté, mon père avait huit ans, il a dû quitter l'école pour rejoindre son grand-père à la ferme, son père ayant été mobilisé. La fin de la guerre et l'instauration du régime franquiste ont sonné le glas des espoirs que la République avait donné aux petites gens - il n'était plus question pour eux de faire des études prolongées. On ne se rend pas compte de ce genre de choses quand on est jeune : on tient pour acquis que votre père est un paysan, et votre mère femme de ménage. Puis ils vous disent qu'ils auraient rêvé d'aller à l'université, d'être ingénieur ou avocat, et l'on comprend que cette possibilité leur a été fermée, que, pour des raisons sociales, politiques, historiques, cela leur a été interdit. Je me trouve à mon aise ici, à Paris, à discuter avec vous, mais il m'est difficile de ne pas garder à l'esprit la distance entre la vie que je mène aujourd'hui et celle que j'ai eue à la naissance..."

 

Antonio Munoz Molina : extrait d'interview pour le magazine Books n° 31, avril 2012

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonio_Mu%C3%B1oz_Molina

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  • : "Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
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