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10 février 2024 6 10 /02 /février /2024 08:06
Tchekhov à Nice. Un portrait (1898) d'Osip Braz. Galerie Tretiakov, Moscou
Tchekhov, 1898.

- Comme vous êtes ! dit le diacre en riant. Vous ne croyez pas au Christ, pourquoi en parlez-vous si souvent ?

    - Si, j'y crois. mais, à ma façon, bien entendu, et non à la vôtre. Ah ! diacre, diacre ! " dit le zoologue en riant. Il prit le diacre par la taille et ajouta gaiement :

   " Alors, vous venez au duel demain ?

    - Ma dignité ne me le permet pas, sinon je serais venu.

    - Qu'entendez-vous par votre "dignité" ?

    - Je suis ordonné. La grâce est sur moi.

    - Ah diacre, diacre ! répéta von Koren en riant. J'aime bien bavarder avec vous.

    - Vous dites que vous avez la foi, dit le diacre. Quel genre de foi ? J'ai un oncle qui est pope et dont la foi est si vive que, lorsqu'il va faire une prière dans la campagne en temps de sécheresse pour demander la pluie, il emporte son parapluie et son manteau de cuir pour ne pas se mouiller au retour. Ça, c'est de la foi !..."

 

Anton Tchekhov, extrait de " Le duel", 1891.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

 

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12 novembre 2023 7 12 /11 /novembre /2023 00:10

 

L'écrivain Andreï Makine à la Foire du livre d'Helsinki 2010
Andreï Makine, 2010

Il fut affecté sur le front qui défendait Léningrad. Puis envoyé sur la Volga, dans une ville qui devait coûte que coûte triompher car elle portait le nom de Staline. Dans cette bataille, une balle le toucha au visage : la joue gauche tailladée et marquée comme d'un petit rictus. " Avec moi on n'est jamais triste", prit-il alors l'habitude de plaisanter.

   Un an plus tard, dans la gigantesque bataille de Koursk, Volski devint méconnaissable.

   Il avait déjà vu l'enfer que pouvait être une journée de guerre, une belle journée de printemps. mais avant, c'étaient des enfers maîtrisés par les hommes. Cette fois , l'oeuvre échappa à ses créateurs. Au lieu d'une offensive avec la course des fantassins et la canonnade à l'appui, ce fut un monstrueux affrontement de milliers de chars, de hordes de tortues noires, cognant leurs carapaces, vomissant le feu, éjectant de leurs coquilles en flammes des êtres flambant comme des torches. Le ciel fumait, l'air empestait les rejets des moteurs. Aucun bruit ne survivait à des explosions et au grincement du métal surchauffé. Avec ses camarades artilleurs, Volski se trouva coincé contre les restes d'une fortification, ne pouvant ni reculer ni vraiment tirer : les duels de chars se passaient trop près, trop vite, il aurait fallu manier le canon avec la dextérité d'un revolver. Ils tentèrent quand même leur chance, touchèrent la tourelle d'un Tigre, mais en oblique, et reçurent en réponse une rafale de mitrailleuse. Une lourde tortue noire venait de les repérer . Le regard fixé sur les manœuvres de la bête, Volski fit signe à ceux qui, dans son dos, devaient apporter l'obus. Personne ne bougea. il se retourna : un servant tué, un autre assis, le visage sous une coulée rouge, un hurlement rendu muet par le bruit.

   Ce fut alors la lenteur du mauvais songe, bien connue de lui, où chaque geste semblait prendre de longues minutes. Un obus à retirer de la caisse (sa lourdeur lisse de jouet qui s'endormait entre les mains), le transporter, l'installer dans la culasse, charger, commencer à viser... des secondes interminables pendant lesquelles le canon du char s'abaissait vers lui, comme si, par plaisir, le tireur prenait son temps. Aucun enfer ne pouvait être aussi torturant

   Ce qui se passa allait se reconstituer plus tard, quand, à la nuit tombante, il serait capable de se souvenir, de comprendre. Il n'eut pas le temps de tirer, et pourtant la tourelle du Tigre éclata en dispersant les corps tassés dans son habitacle. La violence de l'explosion jeta Volski à terre et, en une fraction de seconde, il aperçut la carapace  anguleuse d'un autre monstre, un énorme canon automoteur, le fameux SU-152, ce tueur de chars qui venait de lui sauver la vie...

 

   Le soir versa une pluie assoupie. Avec l'ouïe retrouvée, il entendit le sifflement de l'eau sur le métal incandescent des blindés. Des gémissements dans la plaine encombrée d'engins noirs. Des paroles, en russe, laissant comprendre à qui revenait la victoire dans ce choc d'acier.

 

   Et soudain, surgie de la pénombre, cette silhouette chancelante : un tankiste allemand qui, sans doute abasourdi, s'en allait à l'aveugle au milieu des carapaces. Volski dégaina, visa... Mais ne tira pas. Le soldat était jeune et paraissait indifférent à ce qui pouvait lui arriver après l'horreur qu'il venait de vivre. Leurs regards se croisèrent et, malgré eux, ils se saluèrent. Volski rangea le pistolet, le tankiste disparut dans le crépuscule d'été..."

 

Andreï Makine : extrait de : La vie d'un homme inconnu", Éditions du Seuil, 2009.

 

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

 

 

 

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31 octobre 2023 2 31 /10 /octobre /2023 16:01

 

A. Tchekhov en 1900.

" Après mon cours je reste chez moi à travailler. Je lis des revues, des thèses, ou je prépare mon prochain cours, parfois j'écris. Mon travail est fréquemment interrompu par des visiteurs.

   Un coup de sonnette. C'est un collègue qui vient me parler de ses travaux. Il entre, chapeau et canne à la main et, tout en tendant vers moi l'un et l'autre, dit : 

   " J'en ai pour un instant ! restez assis, collègue ! Deux mots seulement."

   Avant tout nous essayons de nous prouver mutuellement que nous sommes tous deux extraordinairement polis et enchantés de nous voir. Je lui offre un fauteuil et il attend, pour s'asseoir, que je sois assis; en même temps nous nous passons délicatement l'un à l'autre la main sur la taille, nous touchons nos boutons comme si nous nous tâtions mutuellement et craignions de nous brûler. Nous rions tous deux, sans avoir rien dit de drôle. Une fois assis, nous penchons nos têtes l'un vers l'autre et nous mettons à parler à mi-voix. Si cordiales que soient nos dispositions réciproques, nous ne pouvons nous empêcher de dorer nos propos de toutes sortes de chinoiseries du genre : "Vous avez très justement remarqué", ou "Comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire", de rire aux éclats si l'un de nous fait un trait d'esprit, même mal venu. 

En ayant terminé  avec son affaire, le collègue se lève précipitamment et, agitant son chapeau en direction de mon travail, prend congé. A nouveau nous nous tâtons et rions. Je le raccompagne jusqu'au vestibule, je l'aide à enfiler sa pelisse, mais il, se défend par tous les moyens de ce grand honneur. Puis, quand Iégor ouvre la porte, mon collègue m'assure que je vais prendre froid, et je fais semblant d'être prêt à l'accompagner jusque dans la rue.

Lorsque enfin je rentre dans mon cabinet, mon visage continue à sourire, par inertie, sans doute.

 

Anton Tchekhov, extrait de  "Une banale histoire", 1899. Éditeurs Français Réunis, 1971, Traduction Édouard Parayre.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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2 octobre 2023 1 02 /10 /octobre /2023 22:44

 

À la fonte des neiges, l'eau vint jusqu'au perron de leur maison et ils rirent quand Volski, sans descendre les marches, lança dans le flux lent un bout de filet qu'il avait trouvé au grenier. L'air sentait l'écorce humide des aulnes, la tiédeur des murs en bois chauffés par le soleil. Installés sur le perron, ils regardaient le ciel pâlir lentement dans le reflet de la rivière et, de temps en temps, remarquaient la danse des flotteurs au-dessus du filet. Au loin, par-delà les eaux, se dessinait l'autre rive, des fines silhouettes d'arbres qui veillaient désormais sur les tombes.

   Tout était là dans un seul regard. Cette berge où ils avaient vu tant d'hommes mourir. et la rivière, à présent lente et large comme un lac et dont la glace était alors rayée par le sang d'un blessé qui rampait vers les chanteurs. Et leurs voix mêlés aux cris et aux explosions. Ce passé était encore si proche de ce perron en bois où était assise une femme qui jetait des brindilles dans l'eau dorée par le couchant...

   "À quoi bon alors tout cela ? " pensa Volski et il revit, dans sa mémoire, ces hommes qui s'affairaient autour d'un canon. Là, sur cette même berge. Des hommes qui tuaient ou bien, étaient tués. À quoi bon ?

   " La défense du pays, la victoire...", les paroles clamèrent en lui leur dure justesse. Toutes ces morts étaient nécessaires. Et souvent héroïques.

   "Oui, utiles, mais seulement parce que les gens ne connaissent pas ce bonheur là ", se dit-il et il sentit de nouveau approcher une vérité qui embrassait tous les hommes et tous les destins. Le bonheur de voir ces brindilles s'en aller dans le courant éclairé d'un soleil bas. De voir cette femme se lever, aller dans la maison. Le bonheur de voir son visage dans une fenêtre, au-dessus des eaux. Son sourire, le reflet de sa robe dans une vitre.

   Ce bonheur rendait dérisoire le désir des hommes de dominer, de tuer, de posséder, pensa Volski. Car ni Mila, ni lui-même ne possédaient rien. Leur joie était faite de choses qu'on ne possède pas, de ce que les autres avaient abandonné ou dédaigné. Mais surtout, ce couchant, cette odeur d'écorce tiède, ces nuages au-dessus des jeunes arbres du cimetière, cela appartenait à tout le monde !

   Le filet de pêcheur qu'il se mit à retirer sur le perron sortait vide. De temps en temps, au milieu des mailles qui glissaient sur l'eau, brillait l'or mat de la lune..."

 

Andreï Makine : extrait de : La vie d'un homme inconnu", Éditions du Seuil, 2009.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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6 février 2023 1 06 /02 /février /2023 08:48
Svetlana Alexievich, écrivain biélorusse, Prix de la paix de la librairie allemande 2013, Prix Nobel de littérature 2015, lors d'une soirée-débat au Literaturhaus Köln
Svetlana Alexievich, 2013

 

 Il n'aimait pas qu'on lui pose des questions. Il fallait toujours qu'il fasse le malin... qu'il plaisante... C'était une habitude qui lui venait des camps, de se réfugier derrière ça. De tout mettre sur un autre plan. Par exemple, il ne disait jamais "en liberté", mais "à l'air libre !" Il lui arrivait de raconter des choses, c'était très rare... Mais il le faisait de façon si savoureuse et si vivante que je ressentais intensément les joies qu'il avait éprouvées là-bas, comme le jour où il avait trouvé des morceaux de pneu qu'il avait fixés à ses bottes de feutre, ensuite ils avaient été transférés dans un autre camp, et il avait été si content d'avoir ses morceaux de pneu ! Une autre fois, il s'était procuré une demi-gamelle de pommes de terre et, alors qu'il travaillait "à l'air libre", quelqu'un lui avait donné un gros morceau de viande. Et pendant la nuit, dans la chaufferie, ils s'étaient fait de la soupe. "Et tu sais, c'était tellement bon !! Un vrai délice !! Quand il avait été libéré, il avait reçu une indemnité pour son père. On lui avait dit : "Nous vous devons quelque chose pour votre maison et vos meubles..." On lui avait remis une grosse somme. Il s'était acheté des vêtements neufs - un costume, une chemise, des chaussures - et un appareil photo. Il était allé dans le meilleur restaurant de Moscou, le National, et il avait commandé les plats les plus chers, puis il avait pris un cognac, et du café avec un gâteau. À la fin, quand il avait été rassasié, il avait demandé à quelqu'un de le photographier pour fixer le moment, le plus heureux de sa vie. "Quand je suis rentré chez moi, je me suis rendu compte que je ne ressentais aucun bonheur. Avec ce costume, cet appareil photo... Pourquoi n'étais-je pas heureux ? Et j'ai repensé à ces morceaux de pneu, à cette soupe dans la chaufferie... Là, j'avais connu le bonheur"...

Il avait vécu dans les camps depuis l'âge de seize ans jusqu'à presque trente ans... On l'avait enfermé avec des truands. Un gamin... Personne ne saura jamais ce qui s'est vraiment passé...

 ... La beauté indescriptible du Grand Nord ! Le silence des neiges qui luisent même la nuit... Et toi, tu n'es que du bétail. On te traîne dans la nature, on te piétine, et on te ramène. Il appelait ça "la torture par la beauté". Sa phrase préférée, c'était : "Dieu a mieux réussi les fleurs et les arbres que le humains"..."

 

Svetlana Alexievitch, extraits de "La fin de l'homme rouge" Actes Sud, 2013.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

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21 octobre 2021 4 21 /10 /octobre /2021 16:00

 

La masse humaine dort. L'unique bruit nouveau est ce mâchonnement dans l'obscurité : le vieil homme étendu sur un journal s'est redressé sur un coude, a ouvert une boîte de conserve, et il mange avec une série de lapements comme font ceux qui n'ont plus beaucoup de dents. Le fracas métallique du couvercle refermé me fait grimacer par sa laideur rêche. L'homme se couche, cherche une position confortable dans le froissement des pages du journal et bientôt commence à ronfler.   

   Le jugement que j'essayais de retenir m'envahit, à la fois compassion et colère. Je pense à ce magma humain, qui respire comme un seul être, à sa résignation, à son oubli inné du confort, à son endurance face à l'absurde. Six heures de retard. Je me tourne, j'observe la salle plongée dans l'obscurité. mais ils pourraient très bien y passer encore plusieurs nuits. Ils pourraient s"'habituer à y vivre ! Comme ça, sur un journal déplié, le dos contre le radiateur, avec une boîte de conserve pour toute nourriture. La supposition me paraît tout à coup vraisemblable. D'ailleurs, la vie dans ces bourgades à mille lieues de la civilisation est faite d'attentes, de résignation, de chaleur humide au fond des chaussures. Et cette gare assiégée par la tempête n'est rien d'autre que le résumé de l'histoire du pays. De sa nature profonde. Ces espaces qui rendent absurde toute tentative d'agir. La surabondance d'espace qui engloutit le temps, qui égalise tout les délais, toutes les durées, tous les projets. demain signifie "un jour peut-être", le jour où l'espace, les neiges, le destin le permettront. Le fatalisme...

   D'ailleurs comment juger ce vieillard sur son journal déplié, cet être touchant dans sa résignation, insupportable pour la même raison, cet homme qui a certainement traversé les deux grandes guerres de l'empire, survécu aux répressions, aux famines, et qui ne pense même pas avoir mérité mieux que cette couche sur le sol couvert de crachats et de mégots ? et cette jeune mère qui vient de s'endormir et, de madone, est devenue une idole de bois aux yeux bridés, aux traits de bouddha ? Si je les réveillais et les interrogeais sur leur vie, ils déclareraient sans broncher que le pays où ils vivent est un paradis, à quelques retards de train près. Et si soudain le haut-parleur annonçait d'une voix d'acier le début d'une guerre, toute cette masse s'ébranlerait , prête à vivre cette guerre comme allant de soi, prête à souffrir, à se sacrifier, avec une acceptation toute naturelle de la faim, de la mort ou de la vie dans la boue de cette gare, dans le froid des plaines qui s'étendent derrière les rails.

   Je me dis qu'une telle mentalité a un nom. Un terme que j'ai entendu récemment dans la bouche d'un ami, auditeur clandestin des radios occidentales. une appellation que j'ai sur le bout de la langue et que seule la fatigue m'empêche de reproduire. Je me secoue et le mot, lumineux et définitif, éclate : "Homo sovieticus !

   Sa puissance jugule l'amas opaque des vies autour de moi. "Homo savieticus" recouvre entièrement cette stagnation humaine, jusqu'à son moindre soupir, jusqu'au grincement d'une bouteille sur le bord d'un verre, jusqu'aux pages de la Pravda sous le corps maigre de ce vieillard dans

on manteau usé, ces pages remplies de compte-rendus de performances et de bonheur.

    Avec une délectation puérile, je passe un moment à jouer : le mot, véritable mot-clef, oui une clef ! glisse dans toutes les serrures de la vie du pays, parvient à percer le secret de tous les destins. Et même le secret de l'amour, tel qu'il est vécu dans ce pays, avec son puritanisme officiel et, contrebande presque tolérée, cette prostituée qui exerce son métier à quelques mètres des grands panneaux à l'effigie de Lénine et aux mots d'ordre édifiants...

    Avant de m'endormir, j'ai le temps de constater que la maîtrise de ce mot magique me sépare de la foule. Je suis comme eux, certes, mais je peux nommer notre condition humaine et, par conséquent, y échapper. Le faible roseau, mais qui se sait tel, donc... " La vieille et hypocrite astuce de l'intelligentsia...", souffle en moi une voix plus lucide, mais le confort mental que m'offre l'"Homo sovieticus" fait vite taire cette contestation..."

 

Andreï Makine : extraits de "la musique d'une vie" Éditions du Seuil, 2001.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

 

 

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27 juillet 2021 2 27 /07 /juillet /2021 22:19
Andreï Makine, 2013, M.L. Clément

" Me voyant avec ma pelle tenue en baïonnette, il fit entendre un rire bienveillant et laissa son regard accomplir un long mouvement circulaire pour connaître les curiosités de notre abri : ces deux vieux tabourets, récupérés dans une décharge, un carré de pierres entre lesquelles il nous arrivait de braiser quelques pommes de terre, une caisse où nous rangions les allumettes et le sel. Et cette excavation dont Sarven s'approcha et, en jetant un coup d'œil tout au fond, apprécia la profondeur - par un sifflement qui lança un début de mélodie. 

   C'est alors qu'il aperçut le crâne qui gisait dans le baquet. Il ne manifesta aucune émotion particulière devant le rictus édenté du mort, soupira en hochant la tête, puis me demanda :

  " Alors maintenant, tu vas arrêter de creuser, non ?

   Je bafouillai une réponse évasive, disant que je ne voulais pas que Vardan découvre ces dépouilles et que le trésor que nous cherchions se trouvait peut-être ailleurs.

   Il m'écouta distraitement et alla serrer son front contre le panneau tourné vers l'arrière, vers la prison. Son observation, à travers l'une des fentes, ne fut accompagnée d'aucun commentaire, juste de petits toussotements qui répondaient à ses pensées. Quand il se retourna, son regard semblait rasséréné, comme si, en venant dans notre refuge, il avait craint de tomber sur un projet bien plus abouti et périlleux.

   " Au cas où l'on vous attrape, tous les deux, qu'est-ce que vous allez inventer pour expliquer ce trou ?"

   Je m'embrouillai, n'osant pas lui dire que nous n'avions même pas pensé à un alibi plus ou moins crédible.

   " En fait, nous cherchions un trésor... Vardan m'a montré un plan qui..."

   Sarven fouilla dans sa poche et me tendit une poignée de pièces - avec stupeur, je reconnus les anciennes monnaies d'argent frappées d'une aigle bicéphale des tsars.

   " Frotte ça avec de la terre et si les choses se gâtent, tu pourras toujours raconter que tu as trouvé ce "trésor" et que tu voulais en déterrer d'autres... Regarde, ça c'est aussi un trésor ! "

   Sarven s'accroupit et, au milieu des mottes de terre rejetée, ramassa une petite planchette rectangulaire qui n'avait pas attiré mon attention. Il la débarrassa des plaques d'argile et je vis que sa surface portait des linéament peints où l'on devinait une figure humaine.

   " C'est une icône, murmura Sarven. Enfin, une toute petite, on les appelait "ladankas". Très utiles pour les moines qui voyageaient d'un monastère à l'autre... Les os que tu as trouvés, c'est tout ce qui reste de ces religieux. On les a tués au début des années trente et ils n'ont eu ni une tombe décente ni une croix... Il ne faudra plus les déranger, d'accord ? "

    Je lui demandai si je devais alors combler notre excavation. Sarven hésita, donnant l'impression de regretter que nos efforts aient été vains.

   " On verra... Nous ne sommes pas à un jour près. Tu en parleras avec Vardan quand il ira mieux... " 

   Nous quittâmes notre refuge. Dehors, un soleil bas, très rouge, nous aveugla. Avant de descendre le talus couvert de ronces et de barbelés, Sarven murmura avec tristesse : 

   " Tu sais, il y a chez nous un proverbe qui dit : " Honteux de ce qu'il voit dans la journée, le soleil se couche en rougissant." Ce serait bien si les hommes en faisaient autant."...

 

Andreï Makine, extrait de " L'ami arménien", Éditions Grasset et Fasquelle, 2021.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

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14 octobre 2020 3 14 /10 /octobre /2020 17:32
 Svetlana Alexandrovna Aleksievitch, un écrivain et une journaliste russophone biélorusse; lauréats du Prix Nobel de littérature, 2015
Svetlana Aleksievitch, photo Elke Wetzig

Je ne voulais pas être un garçon. je ne voulais pas être soldat, la guerre ne m'intéressait pas. Papa m'avait dit : " Il faut que tu deviennes un homme, à la fin! Sinon, les filles vont croire que tu es impuissant. L'armée, c'est l'école de la vie." Il faut apprendre à tuer... dans mon esprit, voilà à quoi ça ressemblait : des roulements de tambour, des rangées de soldats, des armes parfaitement conçues pour tuer, le sifflement des balles en plomb... et des crânes fracassés, des yeux arrachés, des membres déchiquetés... Les cris et les gémissements des blessés. Et les hurlements des vainqueurs, de ceux qui savent mieux tuer... Tuer, toujours tuer ! Avec une flèche, avec une balle, avec un obus ou une bombe atomique, peu importe, mais tuer... tuer d'autres êtres humains. Je ne voulais pas ! Et je savais qu'à l'armée, d'autres hommes allaient faire de moi un homme. Ou bien on me tuerait, ou bien c'est moi qui tuerais...

  Il y a des gens qui ne peuvent pas devenir de la viande humaine, et d'autres qui ne savent être que ça. Des crêpes humaines. J'ai compris que je devais mobiliser toute ma rage pour survivre. Je me suis inscrit dans la section sportive - le hatha-yoga, le karaté. J'ai appris à frapper au visage, à l'entrejambe. À briser une colonne vertébrale... Je frottais une allumette, je la posais sur ma paume et je la laissais brûler jusqu'au bout. Je ne tenais pas le coup, bien sûr... J'en pleurais... (Une pause). Je vais vous raconter une histoire drôle, tiens. C'est un dragon qui se promène dans une forêt. Il rencontre un ours. "Eh, l'ours, dit le dragon, viens chez moi vers huit heures, c'est l’heure de mon dîner. Je te mangerai."  Il continue son chemin, et il rencontre un renard. " Eh, le renard, je prends mon petit-déjeuner à sept heures. Viens, je te mangerai." Il poursuit son chemin. Un lièvre passe en sautillant. " Stop, le lièvre ! dit le dragon. Demain, je déjeune à deux heures. Viens chez moi, je te mangerai. - J'ai une question ! dit le lièvre en levant la patte.  - Vas-y ! - Est-ce qu'on peut ne pas venir ? - Bien sûr. Je te raye de ma liste."  Ils sont rares ceux qui sont capables de poser une telle question... Nom de Dieu ! "

 

Svetlana Alexievitch : extrait de " La fin de l'homme rouge..." Actes Sud, 2013

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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27 juillet 2020 1 27 /07 /juillet /2020 22:43
Le prix Nobel de littérature 2015, Svetlana Alexievich, lors d'une conférence de presse au Festival littéraire international de Paraty.
Svetlana Alexievich, 2015.

Un appartement communautaire banal. Cinq familles qui vivent ensemble, vingt-sept personnes. Une seule cuisine et un seul cabinet. Deux voisines sont amies, l'une a une fille de cinq ans, l'autre est célibataire. Dans les appartements communautaires, les gens se surveillaient les uns les autres, c'était courant. Ils s'espionnaient. Ceux qui avaient une pièce de dix mètres carrés enviaient ceux qui en avaient une de vingt-cinq. C'est la vie, c'est comme ça... Et voilà qu'une nuit arrive un "corbeau noir", un fourgon cellulaire. La mère de la petite fille est arrêtée. avant d'être emmenée, elle a le temps de crier à son amie : "Si je ne reviens pas, occupe-toi de ma fille. Ne la mets pas dans un orphelinat ! " Et la voisine prend l'enfant. On lui attribue une seconde pièce. la fillette l'appelle "maman Ania"... Au bout de dix-sept ans, la vraie maman revient. Elle baise les mains et les pieds de son amie. En général, les contes de fées se terminent là, mais dans la vie, les choses se passent autrement. Il n'y a pas de happy end. Sous Gorbatchev, quand on a ouvert les archives, on a proposé à l'ancienne détenue de consulter son dossier. Elle l'a ouvert : sur le dessus, il y avait une dénonciation. D'une écriture familière... Celle de sa voisine. C'était "maman Ania" qui l'avait dénoncée... Vous y comprenez quelque chose ? Moi, non. Et cette femme non plus, elle n'a pas compris. Elle est rentrée chez elle et elle s'est pendue.... Je suis athée. J'aurais beaucoup de questions à poser à Dieu... Je me souviens, mon père disait toujours : " On peut survivre au camp, mais pas aux êtres humains"..."

 

Svetlana Alexievitch :  extrait de " La fin de l'homme rouge" Actes Sud, 2013.

 

 

 

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13 juillet 2020 1 13 /07 /juillet /2020 22:14

" Le soir , nous écoutâmes la mer, assis dans les dunes, ou regardâmes le ciel, allongés.

  - Non,je ne peux pas croire, dit-elle soudain, que les étoiles soient si loin : des millions d'années-lumière. Cela ne veut rien dire ! Un de ces jours on découvrira qu'elles sont beaucoup plus proches, et tout ce qui paraissait infini, immense, deviendra petit et proche.

  - A Paris, lui dis-je, il y a des fêtes foraines dans la rue, avec un cirque, des monstres, des acrobates, des diseuses de bonne aventure, un tir. Une fois, un astronome malin s'est installé dans l'une des baraques avec son télescope. Le bonimenteur (il y en a partout, comme au siècle dernier) criait dans le porte-voix : " Allez ! Venez regarder les étoiles ! Pour cinquante centimes vous verrez les étoiles ! Espèces de taupes que vous êtes, vous ne croyez même pas en Dieu ! Et la beauté, savez-vous  ce que c'est la beauté ? Alors au moins, regardez les étoiles !"

  Elle rit gaiement, se souleva sur le coude et, comme j'étais assis à la regarder, elle me renversa doucement sur le dos. sans cesser de rire, elle me prit le menton et leva mon visage vers le ciel :

  - Regardez au moins les étoiles !..."

 

Nina Berberova : extrait de " Le mal noir", Actes Sud, 1989

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

 

 

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  • : Le Lecturamak
  • : "Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
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