"Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
la stridence des cris heurtant les murs moisis. (Hugo Von Hofmannsthal)
Publié le 15 Avril 2025
Hugo von Hofmannsthal en 1893
Depuis lors, je mène une existence que vous aurez du mal à concevoir, je le crains, tant elle se déroule hors de l’esprit, sans une pensée ; une existence qui certes diffère à peine de celle de mon voisin, de mes proches et de la plupart des gentilshommes campagnards de ce royaume, et qui n’est pas sans des instants de joie et d’enthousiasme. Il ne m’est pas aisé d’esquisser pour vous de quoi sont faits ces moments heureux ; les mots une fois de plus m’abandonnent. Car c’est quelque chose qui ne possède aucun nom et d’ailleurs ne peut guère en recevoir, cela qui s’annonce à moi clans ces instants, emplissant comme un vase n’importe quelle apparence de mon entourage quotidien d’un flot débordant de vie exaltée. Je ne peux attendre que vous me compreniez sans un exemple et il me faut implorer votre indulgence pour la puérilité de ces évocations. Un arrosoir, une herse à l’abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un œil d’ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu’il n’est nullement en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres.
Bien plus, à la représentation précise d’un objet absent peut échoir en partage ce destin incompréhensible d’être emplie jusqu’au bord du flux doux et brutal de ce sentiment divin. Ainsi, récemment, j’avais donné ordre de verser en abondance du poison pour les rats dans les caves à lait d’une de mes métairies. Vers le soir, je sortis à cheval sans plus songer, comme vous le présumez, à cette histoire. Alors, tandis que mon cheval avance au pas dans la haute terre d’un champ retourné et que je ne découvre rien de plus inquiétant à proximité de moi qu’une couvée de cailles apeurées et au loin, au-dessus de l’ondulation des labours, un grand soleil couchant, alors s’ouvre soudain au fond de moi cette cave emplie par l’agonie d’un peuple de rats. Tout était au-dedans de moi : l’air frais et lourd de la cave envahi par l’odeur douceâtre et forte du poison, et la stridence des cris heurtant les murs moisis ; cette confusion de spasmes impuissants, ces galops désespérés en tous sens ; la recherche forcenée des issues ; le regard de froide colère, quand deux bêtes se rencontrent devant une fissure bouchée.
Mais à quoi bon mettre de nouveau à l’épreuve des mots que j’ai abjurés ! Vous vous souvenez, ami, avec quel art Tite-Live évoque les heures qui précédèrent la destruction d’Albe-la-Longue ? Ces gens qui errent dans les rues qu’ils ne doivent plus revoir… qui prennent congé des pierres du sol. Je vous le dis, mon ami, voilà ce que je portais en moi, et en même temps Carthage en flammes tout entière ; mais c’était plus encore, c’était plus divin, plus bestial ; et c’était du présent, le présent le plus plein, le plus sublime. Il y avait là une mère qui sentait tressaillir autour d’elle ses petits mourant, et elle dirigeait ses regards, non sur ces êtres en train de succomber, non vers la pierre inexorable des murs, mais dans l’air vide, ou bien, à travers l’air, dans l’infini, et elle accompagnait ses regards d’un grincement ! — S’il s’est trouvé un esclave pour voir, saisi d’impuissante horreur, Niobé changée en pierre, celui-là a dû traverser ce que j’ai traversé quand en moi l’âme de cet animal montra les dents au destin monstrueux...
Hugo von Hofmannsthal, extrait de Lettre de Lord Chandos, (1902). ( lu dans "Mémoires d'Europe, anthologie des littératures européennes.", Gallimard, 1993.