1947
" Déjeuner chez le banquier U. Les invités : l'un des directeurs de la banque, M. , l'avocat et B., la sommité financière, considéré comme l'un des rares hommes de l'avenir et garants d'une moyenne voie honnête, un homme d'État capable de développer la démocratie... ... Quand B. parle de "démocratie chrétienne" , je perçois à quel point nous nous somme éloignés l'un de l'autre... Je ne veux pas d'une "démocratie chrétienne" dont je sais pertinemment qu'en peu de temps, elle ne serait plus ni chrétienne ni démocratique et qu'elle rassemblerait sous sa bannière les masses contre-révolutionnaires les plus brutales. La démocratie sans la soupape de sécurité socialiste tomberait inéluctablement dans la contre-révolution. Il se peut que B. n'y croie pas ; moi, je ne peux concevoir ce projet autrement. Sans socialisme, il n'y a ni développement ni équilibre social. Personnellement, je ne peux pas m'engager dans le socialisme : je suis beaucoup trop attaché à mes origines, à mon passé et à mon nom, tout ce qui est mon emblème, et je ne voudrais pas que l'on m'accuse d'avoir trahi " ma classe et ma culture ", etc. C'est pourquoi je reste seul et je sais que, de ce fait, j'encours un danger moral. Mais je ne peux pas faire autrement...
En Europe, toutes sortes d'élections et, partout, ce sont les partis bourgeois et la droite qui ont le dessus. Mon Parti, celui de la justice et de la dignité humaine ( si tant est que cela existe...), n'a jamais le dessus. C'est normal qu'un tel parti n'existe pas : les hommes ne veulent ni dignité ni justice ; ils ont besoin d'argent facile, besoin de violence et aussi de jouer aux cow-boys. Se pourrait-il que, au fond de mon âme, ce soit ce qu'il me faut aussi et que je n'ose pas me l'avouer ? "
Sándor Márai : extraits de "Journal Les années Hongroises 1943-1948 Albin Michel, 2019.
Les braises d'un "Journal" : Sándor Márai de la guerre à l'exil
C'est l'histoire d'un écrivain célèbre, cultivé, bourgeois, polyglotte, humaniste, qui observe avec une émotion lucide le monde dans lequel il est plongé, où tout ce qu'il incarne est deux f...
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