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21 mars 2024 4 21 /03 /mars /2024 07:13

 

Marguerite Yourcenar en 1982 à l’âge de 79 ans1
Marguerite Yourcenar , 1982.

" Riemer à Ratisbonne croit que l'étude des lois de  l'équilibre permettrait de construire pour la guerre et la paix des chars allant dans l'air et nageant sous l'eau. Votre poudre à canon qui relègue au rang de jeux d'enfants les exploits d'Alexandre est née de cogitations d'une cervelle... 

   - Halte-là ! dit Henri-Maximilien. Quand nos pères ont mis le feu à la mèche pour la première fois, on eût pu croire que cette bruyante trouvaille allait mettre sans dessus dessous l'art de la guerre et abréger les combats faute de combattants. Il n'en est rien, Dieu merci ! On tue davantage ( et encore j'en doute) et mes soudards manient l'arquebuse au lieu de l'arbalète.  Mais le vieux courage, la vieille couardise, la vieille ruse, la vieille discipline et la vieille insubordination sont ce qu'ils étaient, et avec eux l'art d'avancer, de reculer ou de rester sur place, de faire peur, et de paraître n'avoir pas peur. Nos gens de guerre en sont encore à plagier Hannibal et à compulser Végèce. Nous continuons comme autrefois à nous traîner au cul des maîtres...

   - Il y a longtemps que je sais qu'une once d'ineptie pèse plus qu'un boisseau de sagesse, dit Zénon avec dépit. Je n'ignore pas que la science n'est pour vos princes qu'un arsenal d'expédients moins sérieux que leurs carrousels, leurs panaches et leurs brevets. Et cependant, frère Henri, je connais ça et là dans divers coins de la terre cinq ou six gueux plus fous, plus démunis et plus suspects que moi, et qui rêvent en secret d'une puissance  plus terrible que n'en détiendra jamais le César Charles. Si Archimède avait eu un point d'appui, il aurait pu non seulement soulever le monde, mais le faire retomber à l'abîme comme une coquille brisée... Et franchement, en Alger, en présence de bestiales férocités turques, ou encore au spectacle des folies et des fureurs qui partout font rage dans nos chrétiens royaumes, je me suis dit parfois qu'ordonnancer, instruire, enrichir ou instrumenter notre espèce n'était peut-être qu'un pis-aller dans notre universel désordre, et que c'est de plein gré et non par malencontre qu'un Phaéton pourrait un jour faire flamber la terre. Qui sait si quelque comète ne finira point par sortir de nos cucurbites ? Quand je vois jusqu'où nos spéculations nous entraînent, frère Henri, je suis moins surpris qu'on nous brûle..."

 

Marguerite Yourcenar, extrait de 'L'oeuvre au noir", Éditions Gallimard, 1968.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

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14 mars 2024 4 14 /03 /mars /2024 07:37

 

" S'il y a un grand écrivain aujourd'hui, ce qu'il peut être hasardeux de prétendre, c'est Barrès, et Gourmont, ce dernier depuis deux ou trois ans, et malgré l'insipide marotte qu'il a de l'Art avec un grand A. Les autres, Schwob, France, Régnier, etc., sont des truqueurs, rien de plus. Il y aurait peut-être eu Laforgue... Et puis, tous ces gens à romans, à nouvelles, à poèmes jamais interrompus sont sans intérêt. Il n'y a qu'une chose qui me rende curieux chez eux, c'est la faculté d'écrire sans s'arrêter, un roman tout de suite après un autre, comme Régnier, par exemple. À part cela rien, pas de personnalité. Ce qu'ils font, un autre pourrait le faire, et c'est là qu'est la tare. Des travailleurs, voilà tout. C'est peut-être beaucoup, oui. C'est peut-être rien aussi." ( Juillet 1903)

 

Grands écrivains, certes, peut-être... Grands imbéciles...

aussi ?

 

" Je lisais ce soir, dans La Liberté, un morceau de Barrès intitulé : Le regard de M. Renan. Eh ! bien, cela n'a rien d'extraordinaire, comme style. C'est bien, mais nullement remarquable.

   J'écrirais bien un article avec tout ce que je pense de Barrès, mais qui me le prendrait ? Personne. Partout on et à plat ventre devant le "grand écrivain", le "grand patriote", le "grand Français". On m'objecterait aussi probablement le "respect de la mort". Il s'est bien soucié de la mort de millions d'hommes, lui, pendant la guerre, alors qu'il débitait son "bourrage de crâne". Le patriotisme fait décidément beaucoup d'imbéciles. "( 8 décembre 1923 ).

   " Claude Aveline donne dans la Grande Revue des Souvenirs sur Anatole France. Il raconte que France écrivit la rectification suivante, au sujet des niaiseries qu'il écrivit au début de la guerre.

   " Je me laissai aller à faire de petits discours aux soldats vivants ou morts, que je regrette comme la plus mauvaise action de ma vie."

   C'est parfait. N'empêche que ce jour-là, France, tout France qu'il était, tel ce pauvre Gourmont, se sont conduits comme des imbéciles, et d'autant plus qu'ils étaient France et Gourmont. Il était si facile, au moins, de se taire. Il est vrai qu'en se taisant ils n'en eussent pas moins pensé dans ce sens. Alors, imbéciles quand même. (Samedi 7 novembre 1925)

 

Paul Léautaud, extrait de "Journal Littéraire" 1893, 1956, Éditions du Mercure de France, 1968, 1998.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

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2 décembre 2023 6 02 /12 /décembre /2023 08:31

 

" Tout à coup un soldat, sorti on ne sait d'où, passa derrière la section en courant à toutes jambes, et en criant, de cet accent de la panique qui fait brusquement froidir la peau : " On se replie : Vlà les Allemands ! Le lieutenant G. n'avait pas encore eu le temps de se retourner qu'une demi-douzaine d'hommes de son groupe le plus éloigné, emboîtaient le pas au fuyard d'un seul élan et disparaissaient derrière la haie.

   - Ça commence bien, gronda entre ses dents le lieutenant G., extrêmement nerveux. Il fit comme par réflexe trois pas pour courir arrêter la débandade, mais sentit brusquement que s'il se mettait à galoper, il n'allait pas galoper seul : Dieu sait où ça s'arrêterait. Il se mit à crier après ses hommes d'une voix sèche et rageuse, qui ne portait pas - mais le groupe avait déjà fondu dans la verdure : on n'avait pas chance de le revoir de sitôt. Le reste des hommes, nerveux, silencieux, sortait de ses trous comme un diable de sa boîte, comme on sort de sa maison quand on sent trembler le sol, venait se coller contre lui, la mine blême, jetant de tous côtés des regards en dessous, avec ce souffle des narines qui reprenait maintenant plus fort. Le lieutenant G. eut grand'peine à les disperser un peu.

   - Les vlà ! Les vlà, cria tout à coup un soldat qui regardait du côté de la prairie.

   Le soleil maintenant bas sur l'horizon mettait partout déjà des ombres allongées derrière les arbres, mais à gauche l'immense prairie était une seule nappe unie de lumière dorée jusqu'à Bourbourg, où le bombardement semblait aussi avoir cessé. Sur la prairie tout à l'heure vide, à six, sept cents mètres, du pas peu pressé en effet des travailleurs qui rentrent de l'ouvrage, on voyait maintenant nettement s'avancer de petites silhouettes noires, sept ou huit, pas plus, très dispersées - on n'avait pas du tout l'impression d'une troupe, plutôt des gens en train  de vaquer séparément à leurs affaires - qui progressaient à partir de la berge du canal. Des Français ou des Allemands ? Le lieutenant G. se sentait perplexe. Il était invraisemblable, incroyable, que des Allemands eussent passé là sans qu'on eût entendu la moindre fusillade - d'un autre côté, la tranquillité presque paysanne de ces promeneurs en cet instant n'était pas rassurante outre mesure... 

Si seulement il avait eu des jumelles ! Sur ce qu'il avait à sa gauche, à sa droite, en face, personne ne s'était jamais chargé de le renseigner : faire ouvrir le feu sur ces silhouettes suspectes était plus qu'angoissant : l'instinct avait beau lui persuader le contraire, ce devait être, ce ne pouvait être que des Français qui commençaient à se replier. Tout à coup on entendit des cris d'appel lointains : derrière une haie, à deux cents mètres, l'agent de transmission reparu se mit à gesticuler frénétiquement, comme s'il faisait signe de revenir en hâte. Puis prit ses jambes à son cou sans  plus attendre, et disparut...

 

   Le lieutenant G. traversait vraiment un vilain moment. Il se sentait la tête comme si elle eût été serrée avec violence, et tout le reste de son corps creux et mou, flasque, soudain vidé de tout influx nerveux : un accumulateur qui tout d'un coup avait fini de se décharger. Ce qu'il aurait voulu, c'était dormir, ne fut-ce qu'un quart d'heure, s'arracher à ces trognes qui suintaient la catastrophe, à cette mare, à ce sous-bois de piège à loups où il se sentait tombé comme au fond d'une trappe. Il se maudissait amèrement. Bien sûr, il aurait fallu se replier. Tout de même, c'était sûr , on lui avait fait signe. Des idées brusquement commençaient à tourner dans sa tête qui lui donnaient le vertige. " Le lieutenant G. , porté disparu ce soir avec toute sa section - c'est tout de même bizarre, vous ne trouvez pas ? Est-ce qu'il aurait eu une idée de derrière la tête en restant tout seul sur le canal ? " Les gens qui commencent à hocher la tête : " Il était fiché comme P.R*. vous vous souvenez. C'est à se demander si c'est tout à fait un hasard." La cinquième colonne... Les fuyards de tout à l'heure, qui allaient faire les malins au bataillon : " Nous, on a compris tout de suite où il voulait en venir." Personne pour expliquer. Ses hommes à lui - ces drôles de tête qu'ils commençaient à faire en le regardant. Presque de complicité, aurait-on dit - cela devenait suffocant. Personne à qui parler. Et c'est vrai que les voilà maintenant perdus. Perdus. Les Allemands qui devaient déjà grouiller tout autour du bois.

 

Mais que faire, Bon Dieu, que faire ? est-ce qu'il n'y avait vraiment plus un moyen de passer l'éponge sur tout ça : " On s'est trompé. Il y a maldonne - on recommence." Les premiers casques gris qui vont pointer entre les arbres tout à l'heure, et alors qu'est-ce qui va se passer ? Ce qui va se passer - mais cela crève les yeux : tout le monde va lever les mains en silence, sans même essayer de bouger - et alors ? - alors, c'est là qu'on commence à refuser tout à fait de penser - c'est là que ça n'est plus possible : est-ce que le lieutenant G. va se lever et braquer son pistolet sur le premier qui va lever les bras ? Il a beau s'efforcer, il ne se voit pas en train de le faire : tout est de sa faute, c'est trop injuste. Pourtant c'est sûr, tout de même, on ne peut pas se replier comme ça. Pour un isolé pris de panique... un affolé qui fait des gestes avec les bras... Ce n'est pas possible, grand Dieu - pas possible. Pas possible que des choses vous arrivent comme ça - il doit y avoir un moyen de se décoller l'esprit de ce gibier pris dans la trappe, de prendre de l'altitude, de se mettre à planer au-dessus de ce carnaval. Pendant que la tête lui tournait un peu de ses réflexions plutôt démâtantes, il était assis, assez nonchalamment adossé au rebord du talus, fumant des cigarettes sans rien dire, et la chose qui n'était pas la moins surprenante, c'est qu'il voyait à leur tête que l'impression qu'il devait donner en ce moment à ses hommes, c'était une certaine impression de tranquillité.

   - Qu'est-ce qu'on va faire, mon lieutenant ?

   - On va attendre la nuit..."

 

 

Julien Gracq : extraits de " Manuscrits de guerre, récit" 1941-42, Éditions Librairie José Corti, 2011.

 

*(Militaire) Propagande révolutionnaire, mention portée en France dans les dossiers militaires des personnes peu sûres du fait de leur activité politique. ( https://fr.wiktionary.org/wiki/P._R.)

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

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12 novembre 2023 7 12 /11 /novembre /2023 00:10

 

L'écrivain Andreï Makine à la Foire du livre d'Helsinki 2010
Andreï Makine, 2010

Il fut affecté sur le front qui défendait Léningrad. Puis envoyé sur la Volga, dans une ville qui devait coûte que coûte triompher car elle portait le nom de Staline. Dans cette bataille, une balle le toucha au visage : la joue gauche tailladée et marquée comme d'un petit rictus. " Avec moi on n'est jamais triste", prit-il alors l'habitude de plaisanter.

   Un an plus tard, dans la gigantesque bataille de Koursk, Volski devint méconnaissable.

   Il avait déjà vu l'enfer que pouvait être une journée de guerre, une belle journée de printemps. mais avant, c'étaient des enfers maîtrisés par les hommes. Cette fois , l'oeuvre échappa à ses créateurs. Au lieu d'une offensive avec la course des fantassins et la canonnade à l'appui, ce fut un monstrueux affrontement de milliers de chars, de hordes de tortues noires, cognant leurs carapaces, vomissant le feu, éjectant de leurs coquilles en flammes des êtres flambant comme des torches. Le ciel fumait, l'air empestait les rejets des moteurs. Aucun bruit ne survivait à des explosions et au grincement du métal surchauffé. Avec ses camarades artilleurs, Volski se trouva coincé contre les restes d'une fortification, ne pouvant ni reculer ni vraiment tirer : les duels de chars se passaient trop près, trop vite, il aurait fallu manier le canon avec la dextérité d'un revolver. Ils tentèrent quand même leur chance, touchèrent la tourelle d'un Tigre, mais en oblique, et reçurent en réponse une rafale de mitrailleuse. Une lourde tortue noire venait de les repérer . Le regard fixé sur les manœuvres de la bête, Volski fit signe à ceux qui, dans son dos, devaient apporter l'obus. Personne ne bougea. il se retourna : un servant tué, un autre assis, le visage sous une coulée rouge, un hurlement rendu muet par le bruit.

   Ce fut alors la lenteur du mauvais songe, bien connue de lui, où chaque geste semblait prendre de longues minutes. Un obus à retirer de la caisse (sa lourdeur lisse de jouet qui s'endormait entre les mains), le transporter, l'installer dans la culasse, charger, commencer à viser... des secondes interminables pendant lesquelles le canon du char s'abaissait vers lui, comme si, par plaisir, le tireur prenait son temps. Aucun enfer ne pouvait être aussi torturant

   Ce qui se passa allait se reconstituer plus tard, quand, à la nuit tombante, il serait capable de se souvenir, de comprendre. Il n'eut pas le temps de tirer, et pourtant la tourelle du Tigre éclata en dispersant les corps tassés dans son habitacle. La violence de l'explosion jeta Volski à terre et, en une fraction de seconde, il aperçut la carapace  anguleuse d'un autre monstre, un énorme canon automoteur, le fameux SU-152, ce tueur de chars qui venait de lui sauver la vie...

 

   Le soir versa une pluie assoupie. Avec l'ouïe retrouvée, il entendit le sifflement de l'eau sur le métal incandescent des blindés. Des gémissements dans la plaine encombrée d'engins noirs. Des paroles, en russe, laissant comprendre à qui revenait la victoire dans ce choc d'acier.

 

   Et soudain, surgie de la pénombre, cette silhouette chancelante : un tankiste allemand qui, sans doute abasourdi, s'en allait à l'aveugle au milieu des carapaces. Volski dégaina, visa... Mais ne tira pas. Le soldat était jeune et paraissait indifférent à ce qui pouvait lui arriver après l'horreur qu'il venait de vivre. Leurs regards se croisèrent et, malgré eux, ils se saluèrent. Volski rangea le pistolet, le tankiste disparut dans le crépuscule d'été..."

 

Andreï Makine : extrait de : La vie d'un homme inconnu", Éditions du Seuil, 2009.

 

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

 

 

 

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26 octobre 2023 4 26 /10 /octobre /2023 17:02

 

 

António Lobo Antunes, invité de l'émission radiophonique Cosmopolitaine, animée en direct du Salon du livre de Paris en mars 2010.
A. Lobo Antunes, 2010.

Sur la guerre je n'ai jamais rien écrit. C'est impossible. Trop terrible, trop atroce, trop violent, trop injuste. Les vétérans du Vietnam, eux non plus ne parlent pas de leur guerre. L'Angola, la médecine, la psychiatrie ont nourri mon travail de biais... Encore maintenant, je vais chaque semaine à l'hôpital Miguel-Bombarda où j'ai exercé. J'arrive à midi, je pars à treize heures, je les écoute parler, je les regarde vivre... Etre médecin m'a beaucoup appris personnellement. La mort, je l'ai découverte dans les hôpitaux... Quant à la psychiatrie, c'est un conte de fées scientifique et la psychanalyse lacanienne un truc d'idiot. Il est d'ailleurs impossible d'imaginer un Lacan anglais ou mexicain, on lui rirait au nez...

   J'ai fait des études de médecine puis j'ai exercé comme psychiatre. Après mes vingt-sept mois en Angola, comme j'étais héros de guerre, je pouvais choisir ma spécialité. La chirurgie m'aurait pris trop de temps, la psychiatrie, c'était Dostoïevski ! ... Un jour, un ami psychiatre voit des papiers dans l'un de mes tiroirs. Je lui explique que c'est un livre, Mémoire d'éléphant. Trois ans durant, il l'a envoyé à des éditeurs qui l'ont tous refusé en disant que ça ne ressemblait à rien. Puis, en juillet 1979, une petite maison l'a accepté au moment où je partais en vacances avec mes filles. Au retour, j'étais devenu Julio Iglesias !... L'éditeur avait vendu cent mille exemplaires. Il faut dire qu'avant le coup d'État les romans publiés au Portugal se déroulaient soit dans l'Antiquité, soit dans des contrées imaginaires pour échapper à la censure...

   Enfant, j'étais un petit Pascal, un petit singe. Ma mère m'a appris à lire à quatre ans, au même âge j'ai eu la tuberculose et je suis resté quelques années cloué au lit, je lisais.  Il m'a fallut me dévêtir de tout ça pour apprendre à vivre... J'ai mis beaucoup de temps à apprendre à vivre. Pour écrire il ne faut pas être trop intelligent, il faut être un idiot fulgurant."

 

Antonio Lobo Antunes : extrait d'un entretien avec Catherine Argand, Magazine Lire n°280 ,novembre 1999,  recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

 

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13 mai 2023 6 13 /05 /mai /2023 07:36

 

" ... Aglaé m'annonça que son frère était retourné se battre. C'était aussi un destin juste. Que pouvait-il faire d'autre, ce

gosse ? Il y en avait beaucoup comme lui qui ne croyaient pas à la guerre, mais la guerre était leur destin, la guerre était partout, et personne ne leur avait appris à faire autre chose. Giorgi était un taciturne. Il avait seulement dit : "C'est là qu'est mon devoir", et il avait recommencé à combattre. Il ne protestait pas, car il n'essayait pas de comprendre.

   Ceux qui protestaient, sans mieux comprendre que lui, c'étaient les siens. Je l'appris par Aglaé, qui passait tous les matins devant notre grille, en quête de lait, d’œufs, de potins. Elle s'arrêtait pour bavarder avec la vieille ou avec Elvira, et, dans leurs voix, dans leur chuchotement, je percevais l'écho du salon des Giorgi, d'un monde bien connu, de l'étude du père, riche et industriel. Comment allait la guerre ? Pis qu'avant. Qu'avaient fait les fascistes en se laissant renverser ? Un acte grand, généreux, un sacrifice pour redonner la concorde au pays. Et comment répondait le pays ? Il répondait par des grèves, des trahisons et des chantages. Eh bien, qu'ils continuent. Il y en avait qui faisaient ce qu'il fallait. Tout irait en place plus tôt qu'on ne croyait.

   Ainsi grognait la mère d'Elvira, ainsi commença Aglaé, qui voyait tout le monde et savait les affaires de tout le monde. " Nous autres", disait-elle, et, nous autres, c'était le père, c'était le salon, c'était la villa - Qui a souffert de la guerre plus que nous autres ? Notre maison de Turin est sinistrée. Le concierge y est resté. Nous sommes forcés de vivre ici, sur les collines. Mon frère est retourné combattre. Depuis deux ans, il s'expose et se bat. Pourquoi les factieux nous en veulent-ils ?

   - Quels factieux ?

   - Mais tout le monde, voyons. Les gens qui ne comprennent pas encore pourquoi nous sommes en guerre. Les apaches. Vous en connaissez aussi."

   Elle me lança ces paroles avec un clin d’œil et en rejetant la tête en arrière, avec quelque coquetterie.

   "Je ne connais pas d'apaches, coupai-je ; je connais seulement des gens qui travaillent.

   - Voilà, vous vous mettez en fureur, me dit-elle, avec amusement. Nous savons que vous fréquentez certain bistro, nous connaissons les gens que vous y voyez...

   - Ça, c'est le bouquet, coupai-je court ; et qui seraient donc mes apaches ?"

   Aglaé se tut et baissa la tête, reprenant ses distances.

   "En fait d'apaches, lui dis-je, je ne connais que ceux qui nous ont jetés dans la guerre et qui mettent encore tous leurs espoirs en elle."

   Toute haletante, elle me regarda de travers. On aurait dit une écolière prise en faute et qui enrage.

   "Votre frère n'est pas en cause, lui dis-je. Votre frère est quelqu'un qui se fait des illusions, il paye pour les autres. Mais au moins, il a du courage. Les autres, pas du tout.

   - Vous, vous en avez beaucoup", dit Aglaé, furieuse.

   C'est sur ces paroles que nous nous quittâmes. Mais l'histoire du bistro ne faisait que commencer. Un jour, comme j'entrais dans la cuisine et qu' Elvira y battait une crème..., je lui dis : "La faim n'arrive pas jusqu'ici"

   Elle leva la tête : "On ne trouve plus rien. Ni œufs ni beurre, même en y mettant le prix. Tout est raflé par des gens qui, autrefois se contentaient de pommes de terre en robe de chambre.

   - Si au moins on pouvait toujours en avoir", répondis-je

   Elvira s'approcha de ses fourneaux, en fronçant les sourcils. Elle me tournait le dos.

   "C'est les bistros où l'on passe les nuits à faire bombance qui achètent tout.

   - On y dort aussi par terre, dis-je.

   - Ça n'a rien à voir, éclata Elvira en se retournant. En tout cas, ce n'est pas de gens comme nous.

   - À n'en pas douter, lui dis-je, ils valent beaucoup mieux que nous."

   Elle se palpait la gorge, les yeux indignés.

   "Si c'est pour les femmes et le vin que vous dîtes ça, parlez en plutôt à Belbo, repris-je ; lui, il s'accorde aussi bien que moi avec ces gens là. Il n'y a que les chiens pour juger équitablement notre prochain.

   - Mais ce sont...

   - Des factieux, je sais. Heureusement. Vous croyez que le monde n'est fait que de curés et de fascistes ?...

 

  Cesare Pavese : extrait de " La maison sur les collines", dans le recueil "Avant que le coq chante", 1949, Éditions Gallimard, 1953, pour la traduction française.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

  

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17 février 2023 5 17 /02 /février /2023 08:11

 

Sandor Maraï

"  À dix heures du soir, je sors mon volume de Racine de ma bibliothèque, une belle édition du milieu du XIXsiècle, et je commence à lire Phèdre. J'en suis au début du deuxième acte quand la radio qui diffusait de la musique dans la troisième pièce de l'appartement se tait et reprend, en claironnant : " Attention ! Alerte aérienne ! " Et elle donne des chiffres. Les Anglais sont entrés quelque part dans l'espace aérien hongrois. Je lève les yeux de Phèdre et j'écoute. C'est tout les jours la même chose, on crie au loup, et nous nous y habituons peu à peu. Il est possible qu'il ne se passe rien mais il se peut aussi que je disparaisse dans quelques minutes avec le quartier où j'habite. " S'habitue-t-on " vraiment à cela ?... En m'observant, à ma grande surprise, je suis obligé de répondre que, oui, on s'habitue. Aucune crainte, aucune révolte dans mon cœur. Le destin indifférent me tient entre ses mains. Moi aussi, je suis indifférent. Je continue ma lecture, j'écoute les râles d'Hyppolite. Les Français, et Jules Renard avec eux, placent Racine au-dessus de Shakespeare. C'est exagéré, d'après moi. Puis je ferme le livre et je m'endors. ( Journal, année 1943 )"

 

Sándor Márai :  Journal Les années hongroises 1943-1948, Albin Michel, 2019.

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28 octobre 2022 5 28 /10 /octobre /2022 17:46
Troupes françaises du général Gouraud, avec leurs mitrailleuses parmi les ruines d'une église près de la Marne, repoussant les Allemands. 1918. Service central de photos d'actualités. (Département de guerre) Date exacte inconnue Shot # FICHIER NARA : 165-WW-286-36 LIVRE Guerres et conflits # : 619

" Dans l'effroyable cataclysme de la guerre mondiale, durant lequel le monde blanc, cessant de nous battre, de nous calomnier, de nous assassiner, s'est provisoirement détourné pour s'entretuer, nous membres des peuples à la peau sombre, nous avons regardé avec un étonnement mesuré.

   Parmi certains d'entre nous, je ne doute pas que cette soudaine descente de l'Europe en enfer ait apporté une surprise sans bornes ; à d'autres, sur un vaste territoire, elle a apporté la (...) joie mauvaise des personnes cruellement blessées ; mais la plupart d'entre nous, selon moi, avons regardé en silence et tristement, en toute objectivité, constatant avec tristesse la prophétie de nos propres âmes.

 

   Voilà une civilisation qui s'est beaucoup vantée. Ni les romains, ni les Arabes, ni les Grecs, ni les Égyptiens, ni les Perses, ni les Mongols n'ont jamais jugé de leur perfection ni d'eux-mêmes avec un sérieux aussi déconcertant que l'homme blanc moderne. Nous, pour qui son agrandissement a si souvent impliqué la honte, l'humiliation et l'insulte profonde, nous n'étions jamais dupes. Nous regardions l'homme blanc d'un regard lucide, vieux comme le monde, et voyions simplement une créature humaine, faible, pitoyable et cruelle, comme nous le sommes et comme nous l'étions.

   Ces surhommes et ces demi-dieux maîtres du monde n'écoutaient cependant pas nos langues vulgaires, ni même quand nous désignions en silence leurs pieds d'argile. Gens à l'âme plus simple et d'un type plus primitif, c'est peut-être la faillite totale de la religion blanche qui nous a le plus frappés dans le désordre des dernières années. Nos lèvres se sont tordues dans un rictus exprimant comme du mépris, lorsque nous avons été témoins d'excuses désinvoltes et d'explications fatigantes. Rien de tel ne nous a dupés. La religion d'une nation est sa vie et, à ce titre, le christianisme blanc est une épouvantable faillite.

 

   Ne soyons pas non plus injustes dans cette critique : nous savons que nous avons échoué, nous aussi, comme vous, et que nous avons rejeté plus d'un Bouddha, de même que vous avez renié le Christ ; mais nous reconnaissons notre fragilité humaine, tandis que vous, qui prétendez être des surhommes, vous raillez sans cesse nos insuffisances.

   Le nombre de blancs qui pratiquent la démocratie et le désintéressement de Jésus-Christ, même avec une approximation raisonnable, est si réduit et si négligeable qu'il pourrait donner matière à plaisanterie dans les suppléments des journaux du dimanche et dans Punch, Life, Le rire et Fliegende Blätter. C'est dans son travail de mission à l'étranger que l'extraordinaire aveuglement de la religion blanche est pleinement illustré : chaque année, le monde blanc envoie solennellement en Afrique pour cinq millions de dollars de propagande missionnaire et, au cours des mêmes douze mois, ajoute pour vingt-cinq millions de dollars de gin de la plus mauvaise facture. Paix aux augures de Rome !...

 

 

   La guerre est horrible ! Le monde noir le sait pour en avoir payé le prix atroce. Mais l'est-elle seulement devenue ces derniers temps, lorsque dans des conditions essentiellement légales, avec un armement égal et un gaspillage égal des richesses, des blancs combattent des blancs, sous l’œil de chirurgiens et d'infirmières qui virevoltent à proximité ? 

   Pensez aux guerres que nous avons vécues aux cours de la dernière décennie : en Afrique allemande, au Nigéria britannique, au Maroc franco-espagnol, en Chine, en Perse, dans Les Balkans, à Tripoli, au Mexique et dans une dizaine de régions plus petites : n'étaient-elles pas horribles, elles aussi ?  Remarquez, il n'y avait pour la plupart de ces guerres aucun fonds de la Croix-Rouge...

 

   Alors que nous  distinguions vaguement les morts à travers les fumées de la bataille et percevions faiblement les malédictions et accusations des frères de sang, nous, hommes à la peau sombre, nous disions : ceci n'est pas l'Europe devenue folle ; ceci n'est pas aberration ni folie, ceci est l'Europe ; cette Terreur apparente est l'âme véritable de la culture blanche - support de toute culture - aujourd'hui mise à nu et visible. Voilà où le monde en est arrivé : ces sombres et terribles profondeurs, et non les hauteurs éclatantes et ineffables dont il se vantait. Voilà jusqu'où la force et l'énergie de l'humanité moderne sont réellement allées....

 

W.E.B.Du Bois, extrait de "Les âmes du peuple blanc", 1920. Lu dans lea revue Actes de la recherche en sciences sociales, n°242, juin 2022

 

  

   

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5 avril 2018 4 05 /04 /avril /2018 18:25

Nous sommes des violents, des violeurs,

   Bourreaux, tortionnaires, exterminateurs,

  Fiers de l'être, pourtant jamais assouvis,

   Dévastant tout sur notre passage,

   Si bref passage sur la planète offerte.

 

Après le carnage, vers le soir :

 

   La terre, jonchée de corps démembrés, éventrés,

   Est muette de stupeur ; l'univers entier se tait.

   Par-dessus crânes fendus, entrailles versées,

   Montent à présentes râles de douleur, à déchirer

   Les nuages, à faire fuir les oiseaux,

   Hormis les rapaces qui commencent à tournoyer.

   Les massacreurs, eux, ivres d'alcool,

   Repus de sang, vomissant, vociférant,

   Quittent la vallée vers l'horizon livide.

 

   Un bébé en pleurs, sur le sein de sa mère,

   Jette l'unique regard de frayeur et d'innocence

   Vers le ciel ouvert où

   Apparaissent les premières étoiles."

 

François Cheng : extrait de "La vraie gloire est ici" Gallimard, 2015

 

 

  

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1 septembre 2014 1 01 /09 /septembre /2014 17:37

" - Le silence après la guerre est toujours la guerre. On ne peut pas oublier ce que l'on s'efforce d'oublier; comme si l'on vous demandait de ne pas penser à un éléphant. Même né après, vous avez grandi entre les signes. Voyez, je suis sûr que vous avez détesté l'armée, sans rien en connaître. Voilà un des signes dont je parle : une mystérieuse détestation qui se transmet sans que l'on sache d'où elle vient.

- C'est une question de principe, Un choix politique.

- Un choix ? Au moment où il devenait sans conséquence ? Absolument indifférent ? Les choix sans conséquence ne sont que des signes. Et cette armée elle-même en est un. Vous ne la trouviez pas disproportionnée ? Vous ne vous êtes jamais interrogé sur le pourquoi d'une armée si considérable, sur le pied de guerre, piaffante, visiblement nerveuse, alors qu'elle ne servait à rien ? Alors qu'elle vivait en vase clos, sans qu'on lui parle, sans qu'elle vous parle ? Quel ennemi pouvait justifier une telle machine où tous les hommes, tenez-vous bien, tous les hommes passaient un an de leur vie, parfois plus. Quel ennemi ?

- Les Russes ?

- Balivernes. Pourquoi les Russes auraient-ils détruit la partie du monde qui marche à peu près, et qui leur fournissait tout ce dont ils manquaient ? Allons ! Nous n'avions pas d'ennemis. Si après 62 nous avions une armée en ordre de marche, c'était pour attendre que le temps passe. La guerre était finie, mais les guerriers étaient toujours là. Alors on a attendu qu'ils se cachent, qu'ils vieillissent et qu'ils meurent. Le temps guérit tout par décès du problème. On les a enclos pour éviter qu'ils ne s'échappent, pour éviter qu'ils utilisent à tort et à travers ce qu'ils avaient appris. Les Américains ont fait un drôle de film à ce sujet, où un homme préparé à la guerre erre dans la campagne. Il ne possède plus qu'un sac de couchage, un poignard, et le répertoire technique de toute les façons de tuer, gravé dans son âme et ses nerfs. Je ne me souviens plus de son nom.

- Rambo ?

- C'est cela : Rambo. On en a fait une série assez stupide, mais je ne parle que du premier de ces films : il montrait un homme que je pouvais comprendre. Il voulait la paix et le silence, mais on lui refusait sa place, alors il mettait une petite ville à feu et à sang car il ne savait rien faire d'autre. Ceci, que l'on apprend à la guerre, on ne peut pas l'oublier. On croît cet homme loin, en Amérique, mais je l'ai connu en France à des centaines d'exemplaires ; et avec tous ceux que je ne connais pas, ils sont des milliers. On a maintenu l'armée pour leur permettre d'attendre ; qu'ils ne se répandent pas. Cela reste inconnu parce qu'on n'en fait pas une histoire : tout ce qui se passe en Europe concerne le corps social entier, et il se traite dans le silence ; la santé est le silence des organes, dit-on "

Alexis Jenni : extrait de L'art français de la guerre Éditions Gallimard 2011

 

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  • : "Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
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