" Tout le monde idolâtre le présent. Les femmes se ruinent à s'acheter la robe à la mode. les gens tiennent absolument à avoir lu le dernier livre et les pauvres Américains que je connais se mettent sur la paille pour accumuler des gadgets dont ils n'ont nul besoin et qu'ils ne savent où mettre. Le présent, c'est ce mur contre lequel on bute, comme une mouche prise dans une bouteille. Par exemple, l'adoration du roi de France, au XVIIe siècle, ne se justifie pas plus que l'adoration de l'objet de consommation de nos jours. Pourquoi ces gens s'aplatissaient-ils devant le roi ? Pourquoi ont-ils trouvé si bien, un peu plus tard, les conquêtes de l'Empire ? Pourquoi n'ont-ils pas tenté de faire autre chose ? Presque personne n'essaye parce qu'ils est extrêmement difficile de voir où les événements vous emmènent....
J'ai la manie de relire de très grands écrivains du passé, que ce soit Dostoîevski ou Dickens, pour rechercher ce qu'il y a de durable, d'éternel, de plus profond en eux. Et de séparer cela de ce qui est mortellement ennuyeux ou même intolérable à quelques décennies de distance. on trouve chez Dickens, lorsqu'il se laisse aller, une profondeur de psychologie égale à celle de Dostoïevski. Puis soudain, on tombe dans les bienséances victoriennes : l'honnête homme qui finit presque toujours par triompher ; la jeune fille dont le triste sort s'arrange grâce à un bel héritage ou un mariage avec des rentes... Dickens voulait plaire à ses lecteurs, et dans ces moments là, il pensait comme eux ou croyait qu'il pensait comme eux. Ce qui revient au même...
Marguerite Yourcenar : extrait d'un entretien avec Claude Servan-Schreiber, Magazine Lire n°10, juillet 1976. recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000.
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