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19 juin 2023 1 19 /06 /juin /2023 07:35

 

Un jeune homme riche vient trouver Jésus. Il veut savoir quoi faire pour avoir la vie éternelle. " Tu connais les commandements, lui dit Jésus. Ne tue pas, ne vole pas, ne commets pas d'adultère, ne porte pas de faux-témoignages, honore ton père et ta mère. - Je connais les commandements, répond le jeune homme, et je les observe. - Bien, dit Jésus. Alors il ne te manque qu'une chose. Tout ce que tu as, vends le, distribue-le aux pauvres, tu auras un trésor dans le Royaume."  Entendant cela, le jeune homme est tout triste, car il a de grands biens. Il s'en va....

 

   Moi, je m'identifie au jeune homme riche. J'ai de grands biens. Longtemps, j'ai été si malheureux que je n'en avais pas conscience. Le fait d'avoir grandi du bon côté de la société, doué d'un talent qui m'a permis de mener ma vie à peu près à ma guise, me semblait peu de chose au regard de l'angoisse, du renard occupé jour et nuit à me dévorer les entrailles, de l'impuissance à aimer. Je vivais en enfer, vraiment, et c'est sincèrement que je me mettais en colère quand Sophie me reprochait d'être né avec une cuiller d'argent dans la bouche. Je touche du bois, je ne veux pas tenter le diable, je sais que rien n'est acquis et qu'à tout instant on peut y replonger, en enfer, mais tout de même j'ai appris d'expérience que la sortie de la névrose est possible. J'ai rencontré Hélène, écrit Un roman russe, qui a été ma levée d'écrou. Deux ans plus tard, quand est paru D'autres vies que la mienne, de nombreux lecteurs m'ont dit que ça les avait fait pleurer, que ça les avait aidés, que ça leur avait fait du bien, mais quelques-uns m'ont dit autre chose : qu'à eux ça leur avait fait du mal. Il n'est question dans ce livre que de couples - Jérôme et Delphine, Ruth et Tom, Patrice et Juliette, Étienne et Nathalie, in extremis Hélène et moi _ qui en dépit des épreuves terribles qu'ils traversent s'aiment vraiment et peuvent tabler là-dessus. Une amie, amèrement , m'a dit : c'est un livre de nanti de l'amour, c'est-à-dire de nanti tout court. Elle avait raison.

 

   Je viens de relire au pas de charge les carnets que j'ai remplis depuis que j'ai commencé à écrire sur Luc et les premiers chrétiens.

J'y ai trouvé cette phrase, copiée dans un apocryphe copte du IIe siècle. : "Si tu fais advenir ce qui est en toi, ce que tu feras advenir te sauvera. Si tu ne fais pas advenir ce qui est en toi, ce que tu n'auras pas fait advenir te tuera. " Elle n'est pas aussi connue que celle de Nietzsche : " Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort", ou celle de Hôderlin : "Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve", mais elle mériterait, je trouve, de les rejoindre dans les livres de développement personnel un peu haut de gamme, et ce qui est certain, c'est que je l'ai recopiée pour me féliciter de faire advenir ce qui est en moi. D'une façon générale, chaque fois que je m'arrête pour faire le point depuis maintenant sept ans, c'est pour me féliciter d'être contre toute attente devenu un homme heureux. C'est pour m'émerveiller de ce que j'ai déjà accompli, me figurer ce que je vais accomplir encore, me répéter que je suis sur la bonne voie. Une grande partie de mes rêveries suit cette pente - et je m'y abandonne en invoquant la règle fondamentale de la méditation comme de la psychanalyse : consentir à penser ce qu'on pense, à être traversé par ce qui vous traverse. Ne pas se dire : c'est bien ou c'est mal, mais : cela est, et c'est dans ce qui est que je dois m'établir.

 

   Cependant, une petite voix têtue vient régulièrement troubler ces concerts d'autosatisfaction pharisienne. Cette petite voix que les richesses dont je me réjouis, la sagesse dont je me flatte, l'espoir confiant que j'ai d'être sur la bonne voie, c'est tout cela qui empêche l'accomplissement véritable. Je n'arrête pas de gagner, alors que pour gagner vraiment il faudrait perdre. Je suis riche, doué, loué, méritant et conscient de ce mérite : pour tout cela, malheur à moi !

  Quand se fait entendre cette petite voix, celles de la psychanalyse et de la méditation essayent de la couvrir : pas de dolorisme, pas de culpabilité mal placée. Ne pas se flageller. Commencer par être bienveillant avec soi-même. Tout cela est plus cool et me convient mieux. Pourtant je crois que la petite voix de l'Évangile dit vrai. Et comme le jeune homme riche, je m'en vais songeur et triste parce que j'ai beaucoup de biens..."

 

Emmanuel Carrère : extrait de  : "Le Royaume", P.O.L. Éditeur, 2014.

 

 

 

 

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