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2 mai 2023 2 02 /05 /mai /2023 07:33

   

Emmanuel Carrère, 2012

 

J'ai trop bu au cours de ce dîner. L'expérience m'a appris qu'il vaut mieux ne pas s'étendre sur ce qu'on écrit tant qu'on n'a pas fini de l'écrire, et surtout pas quand on est soûl : ces confidences exaltées se paient à tous les coups d'une semaine de découragement. Mais ce soir là, sans doute pour combattre mon dépit, montrer que moi aussi, de mon côté, je faisais quelque chose d'intéressant, j'ai parlé à Fabrice et Patrick du livre sur les premiers chrétiens auquel je travaillais depuis plusieurs années... Je le leur ai raconté comme une série.

   Cela se passe à Corinthe, en Grèce, vers l'an 50 après Jésus-Christ - mais personne, bien sûr, ne se doute alors qu'il vit "après Jésus-Christ". Au début, on voit arriver un prédicateur itinérant qui ouvre un modeste atelier de tisserand. Sans bouger de derrière son métier, celui qu'on appellera plus tard saint Paul file sa toile et, de proche en proche, l'étend sur toute la ville. Chauve, barbu, terrassé par de brusques attaques d'une maladie mystérieuse, il raconte d'une voix basse et insinuante l'histoire d'un prophète crucifié vingt ans plus tôt en Judée. Il dit que ce prophète est revenu d'entre les morts et que ce retour d'entre les morts est le signe avant-coureur de quelque chose d'énorme : une mutation de l'humanité, à la fois radicale et invisible. La contagion opère. Les adeptes de l'étrange croyance qui se répand autour de Paul dans les bas-fonds de Corinthe en viennent bientôt à se voir eux-mêmes comme des mutants : camouflés en amis, en voisins, indétectables.

   Les yeux de Fabrice brillent : "Raconté comme ça, on dirait du

Dick !"

... Ce sont ces jours derniers qu'étaient persuadés de vivre les adeptes de Paul, où les morts se relèveront et où se consommera le jugement du monde. C'est la communauté de parias et d'élus qui se forme autour de cet événement sidérant : une résurrection. C'est l'histoire de quelque chose d'impossible et qui pourtant advient. Je m'excite, je me resserre verre sur verre, j'insiste pour resservir aussi mes hôtes, et c'est alors que Patrick dit quelque chose d'au fond assez banal mais qui me frappe parce qu'on sent que ça lui est venu à l'esprit sans crier gare, qu'il n'y avait pas pensé et que d'y penser l'étonne.

   Ce qu'il dit, c'est que c'est une chose étrange, quand on y pense, que des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne, un truc exactement du même genre que la mythologie grecque ou les contes de fées. Dans les temps anciens, admettons : les gens étaient crédules, la science n'existait pas. Mais aujourd'hui ! Un type qui aujourd'hui croirait à des histoires de dieux qui se transforment en cygne pour séduire des mortelles, ou à des princesses qui embrassent des crapauds et quand elles les embrassent ils deviennent des princes charmants, tout le monde dirait : il est fou. Or, un tas de gens croient une histoire tout aussi délirante et ces gens ne passent pas pour des fous. Même sans partager leur croyance, on les prend au sérieux. Ils ont un rôle social, moins important que par le passé, mais respecté et dans l'ensemble plutôt positif. Leur lubie cohabite avec des activités tout à fait sensées. Les présidents de la République rendent visite à leur chef avec déférence. C'est quand même bizarre, non ?

 

   C'est bizarre, oui, et Nietzsche, dont je lis quelques pages chaque matin au café après avoir conduit Jeanne à l'école, exprime dans ces termes la même stupeur que Patrick Blossier : 

   " Par un matin de dimanche, quand nous entendons bourdonner les vieilles cloches, nous nous demandons : mais est-ce possible ? Tout cela pour un Juif crucifié il y a deux mille ans et qui disait être le fils de Dieu - encore qu'il n'y ait pas de preuve de cette affirmation. Un dieu qui engendre avec une femme mortelle. Un sage qui recommande de ne plus travailler, de ne plus rendre la justice, mais de guetter les signes de la fin du monde imminente. Une justice qui accepte de prendre un innocent comme victime suppléante. Un maître qui ordonne à ses disciples de boire son sang. Des prières pour obtenir des miracles. Des péchés commis contre un dieu, expiés par un dieu. La peur d'un au-delà dont la mort est la porte. La figure de la croix pour symbole, à une époque qui ne sait plus rien de la fonction et de l'ignominie de la croix. Quel frisson d'horreur nous vient de tout cela, comme un souffle exhalé par le sépulcre d'un passé sans fond ? Qui peut croire que l'on croie encore une chose pareille ?"

 

   On la croit pourtant. Beaucoup de gens la croient. Quand ils vont à l'église, ils récitent le Crédo dont chaque phrase est une insulte au bon sens, et ils le récitent en français, qu'ils sont censés comprendre. Mon père, qui m'emmenait à la messe le dimanche, quand j'étais petit, regrettait qu'elle ne soit plus en latin, à la fois par passéisme et parce que, je me rappelle sa phrase, "en latin, on ne se rendait pas compte que c'est si bête". On peut se rassurer en disant : ils n'y croient pas. Pas plus qu'au père Noël. Cela fait partie d'un héritage, de coutumes séculaires et belles auxquelles ils sont attachés. En les perpétuant, ils proclament un lien dont il y a lieu d'être fier avec l'esprit d'où sont sorties les cathédrales et la musique de Bach. Ils marmonnent ça parce que c'est l'usage, comme nous autres bobos pour qui le cours de yoga du dimanche matin a remplacé la messe marmonnons un mantra, à la suite de notre maître, avant de commencer la pratique. Dans ce mantra, cependant, on souhaite que les pluies tombent à point nommé et que tous les hommes vivent en paix, ce qui relève sans doute du vœu pieux mais n'offense pas la raison, et c'est une différence notable avec le christianisme.

   Quand même, parmi les fidèles, à côté de ceux qui se laissent bercer par la musique en ne se souciant pas des paroles, il doit y en avoir qui les prononcent avec conviction, en connaissance de cause, en y ayant réfléchi. Si on le leur demande, ils répondront qu'ils croient réellement qu'un Juif d'il y a deux mille ans est né d'une vierge, ressuscité trois jours après avoir été crucifié, qu'il va revenir juger les vivants et les morts. Ils répondront qu'eux-mêmes placent ces événements au cœur de leur vie.

 

   Oui, décidément, c'est bizarre."

 

Emmanuel Carrère : extrait de "Le Royaume", P.O.L. Éditeur, 2014.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

 

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