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11 juin 2023 7 11 /06 /juin /2023 07:13

 

David Grossman lors de la soirée prologue des Bibliothèques idéales, Strasbourg 4 septembre 2015
David Grossman, 2015

" Et le jour où tu m'as demandé de poser nue devant toi pour me croquer avec des mots. Je me suis installée sous la véranda face à l'oued - je n'arrive pas à croire que je l'ai fait -, dehors, tu avais insisté, tu te rappelles ? Tu affirmais que la lumière était meilleure. Et j'ai accepté, bien sûr, je faisais tes quatre volontés, à l'époque, à condition qu'Ilan n'en sache rien, à aucun prix ! Nous jouions à ce petit jeu, en ce temps là, ou plutôt c'était le jeu que tu jouais avec moi, et Ilan, dans tes dimensions parallèles. J'étais dans le plus simple appareil, au beau milieu de la terrasse face à l'oued, d'où les bergers de Hussan et de Wadi Fukin auraient pu surgir d'un moment à l'autre, tu t'en fichais, tu te moquais de tout quand le besoin d'écrire te démangeait, dans le feu de l'action.

   Tais-toi, pense-t-elle. Pourquoi l'agresser ? Que lui arrive-t-il ? Il y a prescription là-dessus, non ?

   - Moi, je t'assure, j'avais la chair de poule quand tu me disséquais en mots. J'en avais tellement envie - tu avais dû le deviner -, en même temps, je me sentais exploitée ! Comme si tu pillais mon sanctuaire intime, ma peau, ma chair, je n'ai jamais osé te l'avouer. Impossible de te parler dans cet état là. J'avais même un peu peur de toi, ajoute-t-elle, effarée. Tu ressemblais à un cannibale, mais j'aimais quand tu étais incapable de te contrôler, quand tu n'avais pas le choix. J'adorais ça chez toi !

   - Je voulais te croquer de cette façon chaque année, croasse Avram.

   Ora cesse de respirer.

   - J'étais certain de continuer à le faire encore des années, poursuit-il d'une voix lasse, distante. Cinquante ans au moins, voilà ce que je voulais. Je pensais...j'envisageais, une fois par an, de décrire ton corps, ton visage, chaque centimètre, le plus petit changement, mot à mot, durant toute notre vie commune, même si nous n'étions pas ensemble, même si tu continuais à être à lui. Tu serais mon modèle, avec des mots.

   Elle replie ses jambes sous elle, bouleversée, abasourdie par ce grand déballage.

   - Mais je n'en ai eu l'occasion que deux fois : Ora à vingt ans et Ora à vingt et un ans.

   Elle ne se rappelle pas un tel projet. Peut-être n'en a t-elle rien su. Il n'est pas toujours capable d'exprimer ses idées. Et il arrivait qu'il ne le veuille pas non plus...

 

   - Y aurait-il des toilettes pour dames, dans le coin ? 

   Il désigne l'obscurité d'un signe de tête. Munie d'un rouleau de papier, elle s'éloigne. Elle urine, accroupie derrière un buisson. Des gouttes giclent sur son pantalon et ses chaussures. Demain matin, il me faut d'urgence prendre une douche et faire un peu de lessive, se dit-elle. Elle regarde les choses en face : elle ne pourra plus poser nue pour lui vingt-huit autre fois ni surprendre dans son regard comment il la considérait. Ni voir comment les mots qui la décrivaient changeaient d'une année à l'autre, telles des ombres se découpant sur un paysage familier. Vieillir dans ses mots aurait-il été moins douloureux ? Non, aucun doute, c'eût été pire.

   Cela fait, adossée à un petit tronc, dans le noir, elle serre ses bras autour de sa poitrine, soudain très seule. Des images accumulées au fil des ans resurgissent du passé : Ora adolescente, Ora soldate, Ora enceinte, Ora et Ilan, Ora avec Ilan, Adam et Ofer, Ora avec Ofer, Ora seule. Ora seule avec toutes les années à venir. Comment la voit-il aujourd'hui ? Des mots cruels se profilent devant ses yeux : sèche, flétrie, les veines apparentes, les verrues, l'embonpoint, ses lèvres, ses seins, la peau flasque, les tâches, les rides, la chair, la chair...

   Au sein de l'obscurité, elle le distingue à la lueur des braises. Il se lève, tire de son sac à dos deux gobelets qu'il essuie avec un pan de sa chemise. Il remplit d'eau le finjan noirci. Il lui prépare du café. Il écarte le carnet pour ne pas le mouiller. Sa main s'attarde sur la reliure bleue qu'il effleure du bout des doigts. Elle croit le voir en évaluer furtivement l'épaisseur avec le pouce...

 

David Grossman : extrait de "Une femme fuyant l'annonce", 2008. Éditions du Seuil, 2011, pour la traduction française.

 

 

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