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12 septembre 2023 2 12 /09 /septembre /2023 07:22

 

Elie Wiesel au gala Time 100 2012.
Elie Wiesel en avril 2012.

J'appartiens à une génération d'échec. On a beau parler de victoire de l'Histoire sur Hitler, de l'esprit sur la barbarie, nous avons échoué. Il n'y a pas de victoire possible après tant de souffrances, tant de morts. Nous sommes tous mutilés...

   Tous les nazis en fuite, même Barbie jusqu'à son arrestation, se moquent de nous. Au Paraguay, le docteur Mengele dit tout haut que nous sommes des imbéciles. Avec nos hantises, nos sentiments de culpabilité. Les tueurs ont la conscience tranquille, eux. Ils ne se posent même pas la question. Alors que les survivants ne pensent qu'à ça : pourquoi ai-je survécu, moi ? Pourquoi moi plutôt que mon père, mon frère ou mon voisin ? Quel hasard ou quelle logique a voulu que ce soit moi qui vous parle en ce moment et non un autre ? D'ailleurs, est-ce moi ? Quelle est ma vie propre ? Voilà tout juste vingt-cinq ans que j'écris et je ne sais toujours pas... Et parfois,je me demande si je n'ai pas trop parlé, si nous, les juifs, nous n'aurions pas mieux fait de nous taire. L'holocauste est aujourd'hui un sujet à la mode, pis, un sujet banalisé. On emploie le mot à toutes les sauces. Une équipe de football qui échoue et l'on parle d'holocauste, tout au moins à la télé américaine. Un focené abat quatre passants à Los Angeles et la presse titre sur cinq colonnes : Holocauste ! Alors, je me demande parfois si nous avons bien fait de parler...

 

   Tout au fond de l'opinion, il y a une volonté obscure de ne pas croire. On ne vous croit pas. Et parfois moi-même je ne me crois pas. Je ne parviens pas à me convaincre que j'ai vu ce que j'ai vu et que cette personne qui a vu est la même qui est assise ici et qui vous parle. Alors si moi il m'arrive de ne pas me croire, comment voulez-vous que vous, vous me croyiez ? L'ex-tortionnaire peut rire et dire à celui qui a survécu : "Vous voyez, je vous l'avais dit, on ne vous croit pas..."

   C'est la dimension grotesque de toute tragédie. Sur un plan purement théologique, il y avait quelque chose de grotesque : comment le tueur pouvait-il être si puissant, le monde si indifférent, le système nazi si efficace ? Cela me stupéfie aujourd'hui encore. Au fond, que voulait Hitler ? Refaire le monde et la création. Il voulait un monde nouveau, avec ses seigneurs et ses esclaves, sans les juifs, avec une langue, celle des camps, et une éthique, celle de l'extermination d'un peuple. Pour les nazis, tuer, c'était faire le bien. Et ce système fonctionnait.

Quand je suis arrivé dans les camps, j'étais encre un gosse mais je voyais bien que tout marchait au royaume concentrationnaire : les esclaves travaillaient, les victimes périssaient, les tueurs tuaient, le feu brûlait, la nuit dominait...

 

   Si les jeunes rescapés de ma génération avaient été envahis par la haine en 1945, où se seraient-ils arrêtés ? Il aurait fallu haïr non seulement les Allemands, mais les Hongrois, les Polonais, les Ukrainiens et tous ceux qui nous avaient enfermés dans les ghettos, et puis encore tous les neutres, tous ceux qui n'ont pas levé le petit doigt. Qui n'aurions-nous pas haï dans un monde qui avait permis l'holocauste ? La haine nous aurait alors détruits, dévorés de l'intérieur. Ne pas avoir cédé à la haine est véritablement un miracle et c'est la seule fois où j'ose prononcer ce mot..."

 

 

Elie Wiesel : extraits d'un entretien avec Antoine de Gaudemar, magazine Lire n°97, Octobre 1983,  recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000. 

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