Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
23 mars 2024 6 23 /03 /mars /2024 09:51
M.Enard, photo G.Seguin ( Okki )

Michel-Ange pense à Rome.

   Il observe cette ville étrangère, Byzance perdue pour la chrétienté ; il se sent seul,plus seul que jamais, coupable, miséreux. Il repasse de mémoire les termes et les menaces de la lettre mystérieuse.

   Mesihi lui prend doucement le bras.

   - Tout va bien, maestro ?

   Qu'on ait pour lui des égards dignes d'un vieillard ou d'une bonne femme l'irrite et il rejette violemment la main du poète.

   Comment a-t-il pu venir jusqu'ici ? Pourquoi ne s'est-il pas contenté d'envoyer un dessin, comme ce lourdaud de Vinci ?

   Si Michelangelo n'avait pas détourné la tête, Mesihi aurait pu apercevoir des larmes de colère briller dans ses yeux.

   Maintenant il faut prendre une décision.

   Il ne peut risquer tout ce qu'il a construit jusqu'ici, sa carrière, son génie, sa réputation pour un sultan qui n'a même pas daigné le rencontrer.

   Il a tenu tête à Jules II le pape guerrier ; il peut bien planter là un Bayazid. Mais il n'a pas encore dessiné le pont. Il n'a toujours pas eu l'idée qui lui manque. Il ne peut donc réclamer ses gages ; partir maintenant serait perdre non seulement  la face, mais aussi la fortune que lui propose le sultan.

   Ce pli inattendu le hante.

   Mesihi est patient ; il se tait quelques minutes, que Michel-Ange se reprenne, puis il lui dit doucement : Regardez là-bas, maestro.

   Surpris, le sculpteur se retourne. 

   - Regardez là, en bas

   Michel-Ange jette un oeil sur le paysage rongé par la nuit, sans rien distinguer d'autres que les lumières des tours et quelques reflets sur le bras de mer.

   - Vous ajouterez de la beauté au monde, dit Mesihi. Il n'y a rien de plus majestueux qu'un  pont. Jamais aucun poème n'aura cette force, ni aucune histoire. Quand on parlera de Constantinople, on mentionnera Sainte-Sophie, la mosquée de Bayazid et votre ouvrage, maestro. Rien d'autre.

   Flatté et ému, Michelangelo sourit en observant les fanaux guider les barques dans leur danse sur les flots noirs.

 

Mathias Énard, extrait de "Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants.", Actes Sud, 2010.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

Partager cet article

Repost0

commentaires

  • : Le Lecturamak
  • : "Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
  • Contact
">

richard desjardins

Recherche

Isabelle Mayereau


compteur gratuit ">


compteur gratuit
">

romain didier


compteur ">

">


compteur ">

SITES À DÉCOUVRIR  :

 

LE BLOG D'YSABEL

 

NOTRE JARDIN DES LIVRES

LA PARAFE

LYVRES
UNE AUTRE ANNÉE

Créer un blog gratuit sur overblog.com - Contact - CGU -