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12 août 2023 6 12 /08 /août /2023 07:40

 

Aimé Césaire en 2003.

Et voici ceux qui ne se consolent point de n'être pas faits à la ressemblance de Dieu mais de diable, ceux qui considèrent que l'on est nègre comme commis de seconde classe : en attendant mieux et avec possibilité de monter plus haut ; ceux qui battent la chamade devant soi-même, ceux qui vivent dans un cul de basse fosse de soi-même ; ceux qui se drapent de pseudomorphose fière ; ceux qui disent à l'Europe : « Voyez, je sais comme vous faire des courbettes, comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne suis pas différent de vous ; ne faites pas attention à ma peau noire : c'est le soleil qui m'a brûlé ».

   Et il y a le maquereau nègre, l'askari nègre, et tous les zèbres se secouent à leur manière pour faire tomber leurs zébrures en une rosée de lait frais.

   Et au milieu de tout cela je dis hurrah ! mon grand-père meurt, je dis hurrah ! la vieille négritude progressivement se cadavérise.

   Il n'y a pas à dire : c'était un bon nègre.

   Les Blancs disent que c'était un bon nègre, un vrai bon nègre, le bon nègre à son bon maître.

   Je dis hurrah !

   C'était un très bon nègre,

   la misère lui avait blessé poitrine et dos et on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu'une fatalité pesait sur lui qu'on ne prend pas au collet ; qu'il n'avait pas puissance sur son propre destin ; qu'un Seigneur méchant avait de toute éternité écrit des lois d'interdiction en sa nature pelvienne ; et d'être le bon nègre ; de croire honnêtement à son indignité, sans curiosité perverse de vérifier jamais les hiéroglyphes fatidiques.

   C'était un très bon nègre et il ne lui venait pas à l'idée qu'il pourrait houer, fouir, couper tout, tout autre chose vraiment que la canne insipide

   C'était un très bon nègre...

 

   Je dis hurrah ! La vieille négritude

   progressivement se cadavérise

   l'horizon se défait, recule et s'élargit

   et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance d'un signe

   le négrier craque de toute part... Son ventre se convulse et résonne... L'affreux ténia de sa cargaison ronge les boyaux fétides de l'étrange nourrissons des mers !

   Et ni l'allégresse des voiles gonflées comme une poche de doublons rebondie, ni les tours joués à la sottise dangereuse des frégates policières ne l'empêchent d'entendre la menace de ses grondements intestins

   En vain pour s'en distraire le capitaine pend à sa grand'vergue le nègre le plus braillard ou le jette à la mer, ou le livre à l'appétit des molosses

   La négraille aux senteurs d'oignon frit retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté.

 

   Et elle est debout la négraille

   la négraille assise

   inattendument debout

   debout dans la cale

   debout dans les cabines

   debout sur le pont

   debout dans le vent

   debout sous le soleil

   debout dans le sang

   debout

       et

         libre

 

debout et non point pauvre folle dans sa liberté et son dénuement maritimes girant en la dérive parfaite et la voici :

plus inattendument debout

debout dans les cordages

debout à la barre

debout à la boussole

debout à la carte

debout sous les étoiles

   debout

       et

          libre.

 

Aimé CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, 1946, Présence africaine, 1971

 

 

 

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25 juin 2023 7 25 /06 /juin /2023 07:06
Aimé Césaire en 2003.

Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre.

   C'était un nègre grand comme un pongo qui essayait de se faire tout petit sur un banc de tramway. Il essayait d'abandonner sur ce banc crasseux de tramway ses jambes gigantesques et ses mains tremblantes de boxeur affamé. Et tout l'avait laissé, le laissait. Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se décolorait sous l'action d'une inlassable mégie. Et le mégissier était la Misère. Un gros oreillard subit dont les coups de griffe sur ce visage s'étaient cicatrisés en îlots scabieux. Ou plutôt, c'était un ouvrier infatigable, la Misère, travaillant à quelque cartouche hideux. On voyait très bien comment le pouce industrieux et malveillant avait modelé le front en bosse, percé le nez de deux tunnels parallèles et inquiétants, allongé la démesure de la lippe, et par un chef d'oeuvre caricatural, raboté, poli, verni la plus minuscule mignonne petite oreille de la création.

   C’était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure.

   Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.

   Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers.

   La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever.

   Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardée d’un fard de poussière et de chassie mêlées.

   Elle avait tendu l’espace vide entre l’accrochement solide des mâchoires et les pommettes d’une vieille joue décatie. Elle avait planté dessus les petits pieux luisants d’une barbe de plusieurs jours. Elle avait affolé le cœur, voûté le dos.

  Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste élimée. Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant.

   Il était COMIQUE ET LAID,

   COMIQUE ET LAID pour sûr.

  J’arborai un grand sourire complice...

   Ma lâcheté retrouvée !

 

Aimé CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, 1946, Présence africaine, 1971

 

 

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