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28 février 2024 3 28 /02 /février /2024 07:27

 

Paul Auster, septembre 2008
Paul Auster, 2008

Les gouvernements vont et viennent très vite, ici, et il est souvent difficile d'être au fait des modifications. C'était la première fois que j'entendais parler de ce changement de pouvoir, et quand j'ai demandé à quelqu'un quel était le but du Mur marin, il m'a répondu qu'il devait prévenir le risque de guerre. La menace d'une invasion étrangère se faisait plus forte, a-t-il dit, et notre devoir de citoyen était de protéger notre patrie. Grâce aux efforts du grand Untel - quel qu'ait pu être le nom du nouveau chef - les matériaux des bâtiments effondrés étaient à présent récupérés pour servir à la défense, et le projet fournirait du travail à des milliers de gens. Qu'est-ce qu'ils donnent comme paie ? ai-je demandé. Pas d'argent, a-t-il dit, mais un toit et un repas chaud par jour. Cela m'intéressait-il de m'enrôler ? Non merci, ai-je répondu, j'ai d'autres choses à faire. Eh bien, a-t-il dit, j'aurais bien le temps de changer d'avis. Le gouvernement estimait qu'il faudrait au moins cinquante ans pour finir le mur. Grand bien leur fasse, ai-je dit, mais, en attendant, comment est-ce qu'on sort de là ? Oh non, a-t-il dit en secouant la tête, c'est impossible. Les bateaux n'ont plus le droit d'entrer, désormais - et si rien n'entre, rien ne sort.

    Et avec un avion ? ai-je dit. C'est quoi, un avion ? m'a-t-il demandé en souriant d'un air intrigué, comme si je venais de faire une plaisanterie qu'il ne comprenait pas. Un avion, ai-je dit. Une machine qui vole dans les airs et transporte les gens d'un endroit à un autre. C'est ridicule, a-t-il rétorqué, me jetant un regard soupçonneux. Une telle chose n'existe pas. C'est impossible. Ne vous en souvenez-vous donc pas ? ai-je demandé. Je ne sais pas de quoi vous parlez, a-t-il répondu. Il pourrait vous en cuire de répandre des bobards comme ça. Le gouvernement n'aime pas qu'on invente des histoires. Ça sape le moral.

 

  Tu vois à quoi on se heurte ici. Ce n'est pas seulement que les choses disparaissent - mais lorsqu'elles sont parties, le souvenir qu'on en avait s'évanouit aussi. Des zones obscures se forment dans ton cerveau, et à moins que tu ne fasses un effort constant pour te rappeler les choses qui ont disparu, elles se perdent pour toi à jamais. Je ne suis pas plus à l'abri que quiconque de cette maladie, et il n'est pas douteux que de nombreux vides de ce genre se trouvent en moi. Une chose s'évanouit, et si on attend trop longtemps avant d'y repenser , aucun effort, si grand soit-il, ne réussira à l'arracher de l'oubli. Après tout, le souvenir n'est pas un acte volontaire. C'est quelque chose qui a lieu malgré soi, et, lorsqu'il y a trop de choses qui changent en permanence, il est inévitable que le cerveau flanche, il est inévitable que certaines choses passent au travers..."

 

Paul Auster : extrait de "Le voyage d'Anna Blume", 1987, Éditions Actes Sud, 1989, pour la traduction française.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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15 mars 2023 3 15 /03 /mars /2023 08:15

 

" Le temps ! Le passé ! Soudain quelque part - un chant, un parfum senti par hasard - soulève en mon âme le bâillon qui étouffait mes souvenirs... Tout ce que j'ai été et que je ne serai jamais plus ! Tout ce que j'ai eu, et n'aurai plus jamais ! Et les morts ! Ces morts qui m'ont aimé tout enfant ! Quand je les évoque, toute mon âme se glace et je me sens banni des cœurs humains, seul dans la nuit de moi-même, et pleurant, tel un mendiant, le silence clos de toutes les portes."

 

Fernando Pessoa : extrait de " Le livre de l'intranquillité" 1982, Christian Bourgois, 1999

 

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

 

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  • : "Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
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