L'incarnation ! Toute la force des idées de Dostoïevski est là. Prenez par exemple un de nos philosophes médiatiques, comparez ses idées à une seule de Dostoïevski, vous voyez la différence. L'un est un fonds de commerce, l'autre bouleverse la vie...
Son expérience de l'échafaud - condamné à mort en 1849, il a vécu un simulacre d'exécution - l'a tellement traumatisé qu'il lui a fallu des années pour comprendre ce qui lui est arrivé. Au fond, après, il le dit à son frère, chaque minute pourrait être une éternité de bonheur. Et puis, il survit au bagne sibérien... Je ne connais qu'un autre cas, c'est celui de Soljenitsyne. Quand vous pensez qu'au bagne il va apprendre par cœur un manuscrit de deux mille pages afin de pouvoir le recopier. Cette puissance ne vient que lorsqu'on est dans la mort...
Et puis, Dostoïevski m'a fait comprendre que je n'étais pas un monstre. Car lui aussi avait eu cette impression à force d'être le fils d'un monstre et de souhaiter la mort de son père. Ce thème du parricide, qui l'a toute sa vie obsédé, il tente de l'évoquer de front dans son dernier roman. Ce secret m'a rapproché de lui. Nous communions dans la honte depuis tout petit et dans le désir de mort. C'est vrai, j'ai passé mon enfance à souhaiter intérieurement la mort de ma mère, c'est-à-dire en être délivré. Dostoïevski a vécu dans la terreur du "je souhaite la mort de mon père, Dieu va me frapper". Et quand il est condamné à mort, il se dit qu'il l'a mérité, qu'il n'est pas innocent...
Crime et châtiment que Nabokov trouve vulgaire : moi, j'ai tout senti, l'odeur de la chaux, du ciment, la chaleur, la faim, les cabarets sordides, l'ivrognerie. Quand on a été dans la misère, on connaît tout cela. Pour la bourgeoisie, c'est du misérabilisme. Les esthètes ont du mal à le comprendre car ils trouvent ça de mauvais goût. C'est un peu sordide... Moi, j'ai vécu et dans la grande bourgeoisie et dans la misère. Et je peux vous dire que la vulgarité bourgeoise existe bel et bien...
Michel Del Castillo : extrait d'un entretien avec Marianne Payot, Magazine Lire n°239,octobre 1995, recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000.