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8 avril 2024 1 08 /04 /avril /2024 07:46

 

Isaac Bashevis Singer lors du Miami Book Fair International en 1988.
Isaac Bashevis Singer, 1988.

Je laissai la valeur de deux semaines de texte de mon roman-feuilleton au journal, et remis le tout à mon rédacteur en chef. J'enverrais la suite par avion d'Israël. J'enregistrai plusieurs émissions pour mes auditeurs. Les conseils que je leur donnais étaient toujours les mêmes. Au candidat au suicide, au staliniste déçu, au mari trompé, à la femme malade du cancer, à l'auteur méconnu, à l'inventeur spolié de son invention, je répétais : ce monde n'est pas à nous, nous ne l'avons pas créé, nous n'avons pas le pouvoir de le changer. Les puissances les plus hautes ne nous ont offert qu'un seul don : la possibilité de choisir entre un mal et un autre. À mon avis, il ne fallait donc rien faire, "rien ne vaut autant que rien". D'ailleurs les Dix Commandements commencent presque tous par : "Tu ne..." Je citais la Guemarah : "il est préférable de rester assis à ne rien faire." Je conseillais à mes auditeurs d'échanger une passion contre une autre, une cause de tension pour une autre. Si vous n'avez pas de chance en amour, leur disais-je, concentrez votre énergie sur votre travail, ou un passe-temps, ou quelque chose d'amusant. Pourquoi se suicider puisque, de toute façon, nous devons mourir ? La mort ne pouvait pas faire disparaître l'esprit de l'homme. L'âme, la matière, l'énergie, c'est du pareil au même. La mort n'est qu'une transition d'un état à l'autre. Si l'univers est vivant, il ne peut y avoir de mort à l'intérieur de son organisation. Comment ce qui est infini pourrait-il avoir une fin ? La mort, cette chose qui emplit de terreur les vivants, pouvait aussi devenir une source de bonheur sans bornes.

   Tout en parlant si librement à la radio, je me rendais compte qu'il m'arrivait souvent de me contredire. mais à qui cela ferait-il du mal ? Il devait sûrement exister quelque part une puissance qui mélangeait toutes les contradictions pour n'en faire qu'une seule et unique vérité. Je citais Spinoza disant qu'il n'y a rien dans la divinité qu'on puisse appeler mensonge. Nos mensonges étaient des miettes de vérité, des tables de la loi brisées, où le "Tu ne..." restait gravé sur un morceau de pierre seulement. Tout ce que nous pouvions faire, c'était dans la mesure du possible, éviter de nous blesser les uns aux autres. Je suggérais à mes auditeurs d'entreprendre un voyage, de lire un bon livre, de se choisir un passe-temps, de ne jamais essayer de changer le système, pas plus d'ailleurs que le gouvernement actuel. Les problèmes du monde nous dépassent complètement. Nous ne pouvions utiliser notre libre arbitre que pour des choses sans importance, qui nous touchaient personnellement. J'agrémentais mes "sermons" de citations de Goethe, d'Emerson, de la Bible, de traités de la Guemarah et du Midrash. Je me sentis beaucoup mieux moi-même après avoir fini.

   Les journalistes yiddish écrivaient souvent toutes sortes de choses désobligeantes sur les gens qui jouent aux cartes, mais je n'étais pas d'accord avec eux. Si les cartes parvenaient à injecter un peu de plaisir dans la vie de quelqu'un, alors elles lui faisaient du bien, pas du mal. On pouvait dire la même chose du théâtre, des films, des livres, des journaux. Ce qui permettait de tuer le temps était bénéfique - le temps, ce vide qu'il fallait bien combler d'une manière ou d'une autre.

      Je ne promettais pas de paix durable, pas de cure souveraine pour les névroses et les complexes de l'humanité. Au contraire, j'avertissais mes auditeurs que dès qu'on se libérait d'une névrose, une autre prenait sa place. Elles faisaient la queue pour cela. La vie n'était qu'une crise prolongée, une lutte à n'en plus finir. Et quand la crise cessait, venait alors l'ennui - la pire angoisse de toutes...

 

 Isaac Bashevis Singer, extrait de "Meshugah", 1994, Éditions Denoël 1995 pour la traduction française.

 

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

  

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4 août 2023 5 04 /08 /août /2023 07:50
Witold Gombrowicz. Vence, 1966. Fot. Bohdan Paczowski.
Witold Gombrowicz. Vence, 1966.

 

l'homme réel est celui qui a mal .

 

" Or, pour moi, chaque fois que l'homme tente de sortir de lui-même, - qu'il s'agisse d'esthétique pur, de pur structuralisme, de religion ou de marxisme - il sacrifie à une naïveté condamnée à l'échec. C'est là un genre de mysticisme relevant du martyr. La tendance à se déshumaniser (que je cultive d'ailleurs moi-même) doit nécessairement s'accompagner de la tendance contraire qui consiste à s'humaniser ; sinon, le réel croule tel un château de cartes, et nous voilà menacés de sombrer au fond d'un verbalisme totalement irréel. Eh non ! jamais ces formules ne pourront rassasier personne ! Vos constructions et tous ces édifices que vous dressez resteront vides tant que quelqu’un ne viendra pas les habiter. Plus l'homme devient pour vous insaisissable, inaccessible, relevant de l'abîme, plongé dans d'autres éléments, prisonnier des formes, articulé si l'on peut dire par une bouche qui n'est pas la sienne, plus brûlante et plus impérieuse devient la présence de l'homme normal, tel que nous le proposent notre quotidienne expérience et notre sentiment quotidien, bref, l'homme de la rue et du bistrot, concrètement donné. Le fait d'atteindre aux frontières de l'humain doit sur le champ être équilibré par une retraite précipitée dans la norme humaine; dans l'humain moyen. Il vous est permis de plonger dans  le gouffre de l'humain, mais à condition de faire à nouveau surface.

   Si toutefois on me demandait une définition - la plus profonde, la plus difficile qui soit - de ce quelqu'un qui doit, à mon avis, habiter toute cette kyrielle de structures et constructions diverses, je dirais tout simplement que c'est la Douleur. Car la réalité est ce qui nous résiste, c'est-à-dire ce qui fait mal. Et l'homme réel est celui qui a mal..."

 

Witold Gombrowicz, extrait de "Journal, Tome II, 1959-1969. Éditions Gallimard, 1995

 

 

 

 

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

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14 décembre 2022 3 14 /12 /décembre /2022 00:52

 

" ... ce qui se passe de nos jours en matière d'intellect et d'intellectuels est tout simplement un scandale - et une mystification, une des plus grandioses de l'histoire. L'intellectuel a longtemps servi à "démystifier", jusqu'au moment où il est devenu lui-même l'instrument d'un monstrueux mensonge. Le savoir et la vérité ont depuis longtemps déjà cessé d'être le souci principal de l'intellectuel - remplacés tout simplement par celui de ne pas laisser voir qu'on ne sait pas. L'intellectuel, qui étouffe sous le poids des connaissances qu'il n'a pas assimilées, biaise comme il peut pour ne pas se laisser attraper. Quelles précautions prend-il ? Formuler les choses astucieusement pour ne pas se laisser coincer sur des mots. Ne pas pointer son nez au-delà de ce qu'il maîtrise plus ou moins. Employer des notions sans développer, comme si elles étaient connues de tous mais en fait pour ne pas trahir sa propre ignorance. Laisser entendre qu'il sait. On a vu naître un art particulier : celui de s'escrimer habilement avec des idées qu'on ne possède pas, en faisant mine d'avoir des bases solides. Une façon particulière de citer et de faire usage des noms. Parmi les milliers d'exemples qui me viennent à l'esprit, je n'en prendrai qu'un : un des plus violents débats intellectuels de l'après-guerre fut la polémique provoquée par l'exigence de Sartre que l'intellectuel " s'engage", qu'il "choisisse". Aucun écrivain ne pouvait dans la pratique éviter de se déclarer pour ou contre. Mais pour comprendre les postulats énoncés par Sartre dans ses Situations, il fallait d'abord saisir sa conception de la "liberté", ce qui supposait que l'on ait étudié les sept cent pages de L'être et le néant (un vrai pensum), et "L'être et le néant", développant une ontologie phénoménologique, supposait la connaissance de Husserl, sans parler de Hegel ni de Kant... Combien, je me le demande, parmi ceux qui ont discuté les thèses de Sartre, auraient eu le courage de se présenter devant un jury d'examen ?...

 

Witold Gombrowicz, extrait de " Journal, Tome II, 1959-1969. Éditions Gallimard Folio, 1995.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

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6 novembre 2022 7 06 /11 /novembre /2022 00:35

 

Dites-moi votre avis : ne pensez-vous pas que le lecteur n'assimile que des parties et de manière partielle ? Il lit une petite partie, un morceau, puis il s'arrête avant d'aborder le suivant, parfois même il commence par le milieu ou par la fin et va à reculons vers le début. Plus d'une fois il parcourra quelques morceaux et abandonnera, non pas que ça ne l'intéresse pas, mais tout simplement une autre chose lui est venue à l'esprit. Et même s'il lisait le tout, pensez-vous qu'il concevra une vision globale  et qu'il comprendra les relations  harmonieuses des différentes parties s'il n'en est pas instruit par un spécialiste ? Ainsi un auteur doit peiner pendant des années, il coupe, il arrange, il enlève, il recolle, soufflant et suant, pour qu'un spécialiste dise au lecteur que la construction est bonne ? Mais allons plus loin, entrons dans le domaine de l'expérience personnelle. Est-ce qu'une sonnerie de téléphone ou une mouche ne risquent pas d'arracher quelqu'un à sa lecture au moment précis où toutes les parties constituantes convergent vers l'unité d'une solution dramatique ? Et que se passera-t-il si le lecteur voit son frère, supposons, entrer dans la chambre pour lui dire quelque chose ? La noble tâche de l'écrivain est gâchée à cause d'un frère, d'une mouche ou d'un téléphone. Pouah, vilaines mouches, pourquoi vous attaquer à une race qui n'a plus de queue pour se protéger ? Considérons ceci de surcroît : cette oeuvre unique et exceptionnelle que vous avez élaborée, ne fait-elle pas partie d'un ensemble de trente mille autres, non moins uniques, qui paraissent chaque année avec régularité ? Détestables parties ! Devons-nous construire un tout pour qu'une parcelle de partie de lecteur absorbe une parcelle de partie de cette oeuvre, et encore partiellement ?

 

   Il est difficile de ne pas plaisanter à ce sujet. Les plaisanteries viennent d'elles-mêmes. Nous avons appris depuis longtemps à nous débarrasser par la moquerie de ce qui nous moque trop cruellement. Un génie sérieux viendra-t-il un jour pour regarder en face les petitesses  concrètes de l'existence sans éclater d'un rire obtus ? Et qui saura opposer à ces petitesses sa grandeur ? Eh toi, mon style, trop pétillant, trop léger !

 

   Remarquons encore (pour boire jusqu'à la lie le calice de la partie) que ces canons et principes de construction auxquels nous sommes asservis sont dus à une partie seulement de la société, et encore une partie très secondaire. Une partie insignifiante du monde, un groupe réduit de spécialistes et d'esthètes, un microcosme gros comme le petit doigt, qui pourrait tenir tout entier dans une seule salle de café, se remue en vase clos et produit des postulats de plus en plus raffinés. Bien pis, ces goûts ne sont même pas authentiques : votre construction ne plaît qu'en partie à ces gens, ils préfèrent pour une plus large part leur propre science en matière de constructions. L'artiste doit-il donc faire tant d'efforts en ce domaine pour que le connaisseur puisse étaler ses capacités ?

   Chut ! Attention, mystère, voici un créateur de cinquante ans qui crée, à genoux devant l'autel de l'Art, en pensant au chef-d'oeuvre, à l'harmonie, à la précision, à la beauté, à l'âme et au triomphe ; voici un connaisseur qui s'y connaît, qui approfondit avec profondeur la création du créateur, laquelle parvient au lecteur - et ce qui avait été enfanté dans une totale douleur est accueilli de la façon la plus partielle, entre un coup de téléphone et une côtelette. D'un côté l'écrivain donne son âme, son cœur, son art, sa peine, sa souffrance, mais de l'autre le lecteur n'en veut pas, ou s'il veut bien, ce sera machinalement, en passant, jusqu'au prochain coup de téléphone. Les petites réalités de la vie nous détruisent. Vous êtes dans la situation d'un homme qui a provoqué un dragon mais qui tremble devant un petit chien d'appartement...

 

Witold Gombrowicz, extrait de " Ferydurke", 1937, Folio 2013.

 

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

 

 

   

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25 septembre 2022 7 25 /09 /septembre /2022 17:18
Witold Gombrowicz

 

Lundi.

   Je ne suis pas un rustre. Je ne cherche pas la bagarre dans la rue. Je ne braille pas non plus dans un élan de démagogie, je ne cherche pas à faire peur, je n'exagère pas - non, je n'exagère pas - j'ai toujours cherché la force dans la modération.

   Je ne perds pas de vue que la science ( bien qu'inhumaine ) est notre espoir, que ( bien que déformante ) elle nous délivre de milliers d'autres déformations et que, toute cruelle qu'elle est, elle est une mère protectrice. Que cette malédiction est aussi une bénédiction pour nous.

   J'incite l'art à donner un coup de pied - pan! - non pour que le savant sente qu'il l'a reçu mais pour que l'artiste sente qu'il l'a donné. Je ne cherche pas à enfoncer la science mais je veux restituer à l'art sa propre vie, avec sa spécificité. Que le caniche, au lieu de faire le beau, se mette enfin à mordre ! Quand j'écoute un concert "moderne", quand je visite une exposition, quand je lis un livre d'aujourd'hui, je suis pris de faiblesse, j'ai l'impression d'avoir affaire à une capitulation et à une mystification. On ne sait plus qui parle : un poète, ou un "homme éduqué, cultivé, averti et informé" ? Le créateur, qui récemment encore parlait d'une voix divine, crée aujourd'hui comme s'il fabriquait. Il crée comme un élève. Comme un spécialiste. Comme quelqu'un qu'on a instruit. Assez de ce scandale ! ...

Mardi.

   Un coup dans le ventre ! Et pan dans les gencives !

Mercredi.

   Un coup sur la gueu...

Jeudi.

   Pan ! Et allons-y gaiement !

Vendredi

   Du calme. Fi de cette rhétorique de blousons noirs !

   Et pourtant, quelle autre solution pour vous, artistes ?...

Dimanche

   (...) La science est libre de courir après l'utilité. Mais que l'art soit le gardien de la forme humaine !...

 

Witold Gombrowicz : extrait de " Journal, Tome II, 1959-1969, Éditions Gallimard, 1995.

 

 

 

 

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  • : Le Lecturamak
  • : "Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l'esprit critique, moteur du progrès, n'existerait même pas. Tout comme écrire, lire c'est protester contre les insuffisances de la vie." Mario Vargas Llosa. Discours du Prix Nobel" Je pense que nous n'avons pas de meilleure aide que les livres pour comprendre la vie. Les bons livres, en particulier. C'est la raison pour laquelle je lis : pour comprendre de quelle façon je dois vivre, et découvrir qui sont les autres, dans le secret d'eux-mêmes " Benjamin Markovits : extrait d'entretien pour Transfuges n° 31 juin-juillet 2009
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