" Les gouvernements occidentaux mettent en avant la défense des droits de l'Homme pour justifier leur opposition à la politique chinoise de répression au Tibet. Moralement, l'argument est très noble, mais chacun sait que leurs protestations sont appelées à demeurer de pure forme car les intérêts économiques en jeu sont, nous dit-on, considérables. Mais est-ce certain ? Faute de soutenir vraiment la cause tibétaine, ces crises devraient tout au moins nous inciter à une réflexion approfondies sur ce point.
Il est vrai que l'économie de la Chine a fait de grands progrès et que le commerce avec ce pays s'est considérablement accru. Cela étant, ce commerce, étudié de près, est-il aussi avantageux qu'il y paraît ? On nous permettra de prendre l'exemple de la France, mais cet exemple vaut pour beaucoup d'autres pays occidentaux.
La première remarque qui s'impose est qu'il est structurellement déficitaire. Depuis que nous avons reconnu la Chine communiste, en quatre décennies, nous n'avons pas enregistré une seule année bénéficiaire. Autrement dit, notre commerce avec la Chine est l'une des composantes du déficit quasi constant de notre commerce extérieur.
Non seulement il est déficitaire en termes comptables, mais de plus, il l'est en termes de contenu technologique. L'importation de pantalons ou d'ustensiles de cuisine ne nous apprend rien, alors que l'exportation d'armements, de matériel aéronautique, de centrales nucléaires, etc., constitue des transferts de technologie qui, à terme, sont dangereux pour notre sécurité comme pour notre compétitivité commerciale. En un mot, par notre déficit actuel, nous accroissons notre déficit futur.
Qui plus est, ces importations sont massivement destructrices d'emploi, en France comme ailleurs. C'est à dire qu'à ce déficit commercial permanent, il faut ajouter le coût social de ce commerce déséquilibré, coût financier par les prestations qui en découlent, coût humain par le chômage qui en résulte, avec toute sa série de conséquences négatives. On aimerait qu'un spécialiste de comptabilité nationale ose chiffrer le coût réel, direct et indirect de ce commerce.
On oppose généralement à cette vue pessimiste du problème, le fait que nos exportations sont évidemment créatrices d'emplois ou, tout au moins, contribuent à en maintenir un certain nombre. Les grands groupes industriels et financiers, évidemment, ne se privent pas d'exploiter cet argument. Or celui-ci n'est que très faiblement fondé. En effet, dans la plupart des grands contrats qui sont amplement médiatisés, les apports étrangers sont souvent très importants, voire majoritaires. Le cas le plus évident est celui des Airbus qui rapportent plus à l'Allemagne et aux Etats-Unis réunis qu'à la France, sans même tenir compte des montages effectués en Chine même. Ajoutons enfin que ces grands groupes ont souvent leurs sièges sociaux dans des pays étrangers et c'est à ceux-ci que reviennent les retombées fiscales.
Bref, ce commerce est évidemment bénéficiaires pour ces groupes internationaux, mais il ne l'est sûrement pas pour la nation à laquelle, en revanche, est imputée la charge des subventions directes et indirectes visant à l'encourager. Le cas de la centrale nucléaire vendue par la France à la Chine pour Daya Bay en fut, en son temps, une parfaite illustration.
Mieux : il n'est pas un seul de nos gouvernements, gauche et droite confondues, qui ne prône l'augmentation de nos investissements en Chine, c'est à dire la création d'emplois en Chine et l'abaissement des prix de revient des produits chinois que nous importerons, alors que la France se désindustrialise à une vitesse effarante. Un véritable masochisme économique.
Alors que faire ? S'abstenir de critiquer la Chine à propos du Tibet ou de toute autre question comparable afin de ne pa s compromettre de telles relations commerciales ? C'est d'autant plus vain que, critique ou non, la Chine achète finalement aux fournisseurs les moins chers et non au moins critiques. Ne pas critiquer par crainte de représailles du type boycott de Carrefour ? C'est oublier un peu vite que nous pourrions, nous aussi, utiliser des moyens de pression, ne serait-ce que réduire nos importations en provenance de Chine : cette dernière a plus besoin de ses excédents que nous n'avons besoin de notre déficit. Mais pour cela il faudrait que nous ayons conservé la maîtrise de notre politique commerciale extérieure, ce qui n'est plus le cas depuis que nous en avons abandonné les principaux leviers à Bruxelles.
On pourrait aussi imaginer que l'Europe adopte une position commune en ces affaires, mais pourquoi l'Allemagne excédentaire se soucierait-elle de la France déficitaire ? triste situation que cette Europe capable de nous imposer des directives dérisoires allant de la TVA dans nos restaurants à l'uniformisation de nos plaques minéralogiques, mais incapables d'adopter une position réaliste et courageuse face à un problème aussi important que celui du comportement international de la Chine, qu'il s'agisse du Tibet ou de mille autres questions.
En soi, le problème tibétain, important sur le plan des principes, ne menace en rien nos intérêts ; en revanche, notre comportement velléitaire à l'égard de la Chine nous prépare des lendemains inquiétants. Surprenante politique que celle qui consiste à poursuivre avec application et constance le double objectif de l'affaiblissement de soi et du renforcement de l'autre.
François Joyaux : " A propos du Tibet, et autres affaires chinoises " paru dans Géopolitique n°102, juillet 2008