Publié le 18 Mai 2025

 

" Entre tous les enfants je suis l'un des plus humbles,

qui regarde la vie du fond de sa cellule

et qui, plus éloigné des hommes que des choses,

se garde de juger de tout ce qui se passe.

Mais si tu veux pourtant que j'affronte ta face,

que j'affronte tes yeux sombres qui s'y détachent,

ne me condamne pas pour le pêché d'orgueil,

si je te dis que nul ne vit sa propre vie.

Les hommes sont hasard,

ils sont des voix, des bribes.

ils sont banalité, peurs et bonheurs infimes,

déguisés dès qu'enfants, leurs masques sont adultes,

mais en dessous, leur face est réduite au silence.

 

Et je me dis souvent que doivent exister

de grands trésors où tant de vies sont amassées

comme autant de berceaux, d'armures ou de litières,

où nul être réel jamais ne s'est glissé,

comme des vêtements qui, laissés à eux-mêmes,

ne tiennent pas debout  et doucement s'affaissent

contre les murs épais de ces salles voûtées.

 

Et si sortant de mon jardin où je suis las

je continuais le soir à marcher devant moi,

je sais qu'alors tous les jardins me conduiraient

jusqu'à cet arsenal des choses non vécues.

Il n'y a là nul arbre et le pays est bas,

la muraille est plantée comme autour d'une geôle,

en un septuple anneau, sans la moindre fenêtre.

Et les portes, bardées de leurs lourdes ferrures, 

interdisant l'entrée à qui veut pénétrer,

et les grilles aussi sont de la main de l'homme. "

 

Rainer Maria Rilke : extrait du "Livre du pèlerinage ( Stundenbuch, "Le livre d'heures" ), 1939.

Lu dans "La société des individus", de Norbert Elias, 1939, Suhrkamp Verlag, 1987, Arthème Fayard, 1991 pour la traduction française.

 

 

 

 

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Publié le 14 Mai 2025

Elio Vittorini (1908 - 1966)

 " J’étais, cet hiver-là, en proie à d’abstraites fureurs. Lesquelles ? Je ne le dirai pas, car ce n’est point là ce que j’entreprends de conter. Mais il faut que je dise qu’elles étaient abstraites, et non point héroïques ni vives ; des fureurs, en quelque sorte, causées par la perte du genre humain. Cela durait depuis longtemps, et j'avais la tête basse. Je voyais les manchettes tapageuses des journaux et je baissais la tête; et j'avais une amie, ou une épouse, qui m'attendait, mais, même avec elle, je baissais la tête. Cependant, il pleuvait et les jours, les mois passaient, et j'avais des souliers troués, et l'eau entrait dans mes souliers, et il n'y avait plus que cela : plus que la pluie, les massacres des manchettes de journaux, et l'eau qui entrait dans mes souliers troués, des amis silencieux, et la vie, en moi, comme un rêve sourd, et la non-espérance, le calme plat.

   C'était là le terrible : ce calme plat de la non-espérance. Croire le genre humain perdu, et ne pas avoir l'envie fiévreuse de faire quelque chose en réaction, ne pas avoir, par exemple, l'envie de me perdre avec lui. J'étais animé d'abstraites fureurs, mais non point dans mon sang, et j'étais calme, je n'avais envie de rien. Peu m'importait que mon amie m'attendît ; aller ou non la retrouver était pour moi la même chose que de feuilleter un dictionnaire ; et sortir pour voir mes amis, pour voir les autres, ou rester à la maison, était, pour moi, la même chose. J'étais calme ; j'étais comme si je n'avais jamais eu un jour de vie, comme si je n'avais jamais su ce qui signifie d'être heureux, comme si je n'avais rien à dire, rien à affirmer, à nier, rien de personnel à mettre en jeu, et rien à écouter, rien à donner et nulle disposition à recevoir, et comme si jamais , dans toutes mes années d'existence, je n'avais mangé de pain, bu de vin ou de café, comme si je n'avais jamais couché avec une femme, jamais eu d'enfants, comme si je ne m'étais jamais disputé avec personne, ou comme si je ne croyais pas tout cela possible, comme si je n'avais jamais eu d'enfance en Sicile, au milieu des figuiers de Barbarie et du soufre, dans les montagnes ; mais, en mon for intérieur, d'abstraites fureurs m'agitaient, et je croyais le genre humain perdu, je baissais la tête et il pleuvait, je ne disais pas un mot à mes amis et l'eau m'entrait dans les souliers…"

 

Extrait de "Conversation en Sicile", d'Élio Vittorini, 1941

( lu dans "Mémoires d'Europe, anthologie des littératures européennes.", Gallimard, 1993.

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Rédigé par jmlire9258

Publié dans #Littérature Italienne

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Publié le 25 Avril 2025

Luigi Pirandello : dramaturge et auteur italien
Pirandello en 1932

Henri IV : Il faut leur pardonner ! ( Montrant le costume dont il est revêtu). Ce costume, ce costume qui est pour moi la caricature évidente et voulue de cette autre mascarade continuelle, de cette mascarade de tous les instants, dont nous sommes les pantins involontaires, lorsque sans le savoir nous nous masquons avec ce que nous croyons être - ce costume, leur costume, pardonnez-leur, ils ne le voient pas encore comme faisant corps avec leur propre personne... Je me rappelle un  prêtre - certainement irlandais - et beau - qui dormait au soleil, un jour  de novembre, s'appuyant d'un bras au dossier du banc d'un jardin public : baignant voluptueusement dans cette tiédeur dorée qui pour lui devait être presque estivale. On peut être sûr qu'à ce moment là il ne savait plus ni qu'il était prêtre ni où il était. Il rêvait ! Et Dieu sait ce qu'il pouvait rêver ! Un gamin passa, qui avait arraché une fleur avec toute sa tige. En passant, il le chatouilla, là, dans le cou. Je le vis ouvrir des yeux rieurs, et sa bouche aussi riait tout entière du rire heureux de son rêve ; il riait, oublieux de tout ; mais sur le champ, je peux vous le dire, il reprit la raideur imposée par sa soutane de prêtre et dans ses yeux reparut cette même gravité que vous avez déjà vu dans les miens; car les prêtres irlandais défendent la gravité de leur foi catholique avec le même zèle que moi, quand sont en cause les droits sacro-saints de la monarchie héréditaire. Je suis guéri, mesdames et messieurs : parce que je sais parfaitement qu'ici je joue les fous, et cela, tranquillement ! Le malheur pour vous, c'est que votre folie, vous la vivez dans l'agitation, sans en être conscients et sans en être spectateurs.

 

Luigi Pirandello : extrait de "Henri IV", 1922. ( lu dans "Mémoires d'Europe, anthologie des littératures européennes.", Gallimard, 1993.

 

Du même auteur, dans Le Lecturamak : 

 

 

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Rédigé par jmlire9258

Publié dans #Littérature Italienne, #theatre

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Publié le 15 Avril 2025

Hugo von Hofmannsthal en 1893
Hugo von Hofmannsthal en 1893

Depuis lors, je mène une existence que vous aurez du mal à concevoir, je le crains, tant elle se déroule hors de l’esprit, sans une pensée ; une existence qui certes diffère à peine de celle de mon voisin, de mes proches et de la plupart des gentilshommes campagnards de ce royaume, et qui n’est pas sans des instants de joie et d’enthousiasme. Il ne m’est pas aisé d’esquisser pour vous de quoi sont faits ces moments heureux ; les mots une fois de plus m’abandonnent. Car c’est quelque chose qui ne possède aucun nom et d’ailleurs ne peut guère en recevoir, cela qui s’annonce à moi clans ces instants, emplissant comme un vase n’importe quelle apparence de mon entourage quotidien d’un flot débordant de vie exaltée. Je ne peux attendre que vous me compreniez sans un exemple et il me faut implorer votre indulgence pour la puérilité de ces évocations. Un arrosoir, une herse à l’abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un œil d’ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu’il n’est nullement en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres.

 
Bien plus, à la représentation précise d’un objet absent peut échoir en partage ce destin incompréhensible d’être emplie jusqu’au bord du flux doux et brutal de ce sentiment divin. Ainsi, récemment, j’avais donné ordre de verser en abondance du poison pour les rats dans les caves à lait d’une de mes métairies. Vers le soir, je sortis à cheval sans plus songer, comme vous le présumez, à cette histoire. Alors, tandis que mon cheval avance au pas dans la haute terre d’un champ retourné et que je ne découvre rien de plus inquiétant à proximité de moi qu’une couvée de cailles apeurées et au loin, au-dessus de l’ondulation des labours, un grand soleil couchant, alors s’ouvre soudain au fond de moi cette cave emplie par l’agonie d’un peuple de rats. Tout était au-dedans de moi : l’air frais et lourd de la cave envahi par l’odeur douceâtre et forte du poison, et la stridence des cris heurtant les murs moisis ; cette confusion de spasmes impuissants, ces galops désespérés en tous sens ; la recherche forcenée des issues ; le regard de froide colère, quand deux bêtes se rencontrent devant une fissure bouchée.
 
Mais à quoi bon mettre de nouveau à l’épreuve des mots que j’ai abjurés ! Vous vous souvenez, ami, avec quel art Tite-Live évoque les heures qui précédèrent la destruction d’Albe-la-Longue ? Ces gens qui errent dans les rues qu’ils ne doivent plus revoir… qui prennent congé des pierres du sol. Je vous le dis, mon ami, voilà ce que je portais en moi, et en même temps Carthage en flammes tout entière ; mais c’était plus encore, c’était plus divin, plus bestial ; et c’était du présent, le présent le plus plein, le plus sublime. Il y avait là une mère qui sentait tressaillir autour d’elle ses petits mourant, et elle dirigeait ses regards, non sur ces êtres en train de succomber, non vers la pierre inexorable des murs, mais dans l’air vide, ou bien, à travers l’air, dans l’infini, et elle accompagnait ses regards d’un grincement ! — S’il s’est trouvé un esclave pour voir, saisi d’impuissante horreur, Niobé changée en pierre, celui-là a dû traverser ce que j’ai traversé quand en moi l’âme de cet animal montra les dents au destin monstrueux...

 

Hugo von Hofmannsthal, extrait de Lettre de Lord Chandos, (1902). ( lu dans "Mémoires d'Europe, anthologie des littératures européennes.", Gallimard, 1993.

 

 

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Publié le 9 Avril 2025

Jacques Rancière à Paris, 2021
Jacques Rancière à Paris, 2021

Sans doute est-ce une rêverie que cette prophétie d'ère nouvelle. Mais ceci n'est pas une rêverie : on peut toujours, au fond même de la folie inégalitaire, vérifier l'égalité des intelligences et faire effet de cette vérification. La victoire de l'Aventin est bien réelle. Et sans doute n'est-elle pas où on la pense. Les tribuns que la plèbe a gagnés déraisonneront comme les autres. Mais que n'importe quel plébéien se sente homme, se croit capable, croit son fils et tout autre capable d'exercer les prérogatives de l'intelligence, cela n'est pas rien. Il ne peut y avoir de parti des émancipés, d'assemblée ou de société émancipée. Mais tout homme peut toujours, à tout instant, s'émanciper et en émanciper un autre, annoncer à d'autres le bienfait et accroître le nombre des hommes qui se connaissent comme tels et ne joue plus la comédie des supérieurs inférieurs.. Une société, un peuple, un État, seront toujours déraisonnables. Mais on peut y multiplier le nombre des hommes qui feront, comme individus, usage de la raison, et sauront, comme citoyens, trouver l'art de déraisonner le plus raisonnablement possible..."

 

Jacques Rancière : extrait de "La maître ignorant", Librairie Arthème Fayard, 1987.

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Rédigé par jmlire9258

Publié dans #Extraits de livres

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Publié le 8 Mars 2025

Portrait de Musset par Charles Landelle.
Portrait de Musset par Charles Landelle.

" Alors ces hommes de l'Empire, qui avaient tant couru et tant égorgé... se regardèrent dans les fontaines de leurs prairies natales, et ils s'y virent si vieux, si mutilés, qu'ils se souvinrent de leurs fils, afin qu'on leur fermât les yeux. Ils demandèrent où ils étaient; les enfants sortirent des collèges, et ne voyant plus ni sabres, ni cuirasses, ni fantassins, ni cavaliers, ils demandèrent à leur tour où étaient leurs pères. Mais on leur répondit que la guerre était finie, que César était mort, et que les portraits de Wellington et de Blücher étaient suspendus dans les antichambres des consulats et des ambassades, avec ces deux mots au bas : Salvatoribus mundi.

Alors il s'assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse.

 

Alfred de Musset, lu dans la préface des "confessions d'un enfant du siècle" de Claude Roy, Éditions Gallimard, 1973.

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Publié le 22 Février 2025

Buste en or de Marc Aurèle. Musée romain d'Avenches.
Buste en or de Marc Aurèle.

Un tel me méprisera ? Ce sera son affaire. La mienne, c'est que je ne sois jamais pris à faire ou à dire quelque chose qui soit digne de mépris. - Un tel va me haïr ? Ce sera son affaire. Mais la mienne sera de me montrer bienveillant et doux à l'égard de tous, et tout disposé à le détromper lui-même, sans insolence, sans insister sur ma modération, mais sans déguisement... 

Quel mal, en effet, te surviendrait-il, si tu fais maintenant ce qui est conforme à ta propre nature (...),  toi qui a été mis à ton poste d'homme pour être utile, par cela même, à l'intérêt commun ?

 

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, rédigées entre 170 et 180.  Éditions Garnier-Frères, Paris 1964.

La petite librairie

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Publié le 4 Janvier 2025

 

L'écrivain, journaliste et polémiste, Jean Cau.
Jean Cau

Mon père, je ne suis pas venu à vous dans l'intention de vous ouvrir mon cœur. Ce que je souhaitais, mon père ? Entrer dans une église fraîche tant le soleil est dur, dehors ; marcher dans le silence de ses voûtes tant les bruits de la rue me causent des désagréments. Je voulais m'asseoir sur une chaise de paille et contempler les dorures du maître-autel. À l'abri du soleil et des bruits, j'aurais regardé fondre les cierges dont la cire coule en stalactites le long des chandeliers d'argent; j'aurais respiré l'odeur d'encens et de moisi qui flotte en nappes fragile au fond des chapelles; je me serais arrêté devant ce Christ-aux-Liens, sculpté dans le bois et qui pleure des larmes de sang, petites verrues de bois amoureusement peintes en rouge par l'artiste; j'aurais très sincèrement admiré le chœur et ses stalles gothiques. Là-bas, un prêtre passe et esquisse une génuflexion devant l'autel. La tache de la robe rouge d'un enfant de chœur s'éteint brusquement, bue par l'ombre de la sacristie.

   " Comment se fait-il que, même dans les pays très chauds, il n'y ait point de mouches dans les églises ? J'ai visité des pays tropicaux : les mouches y étaient un fléau. Au marché, lorsqu'une ménagère s'approchait de l'étal d'un boucher, celui-ci devait à l'aide d'une palme, chasser les mouches agglutinées sur les quartiers de viande qu'elles transformaient en bloc d'anthracite. L'agneau, le bœuf, le veau, comment les deviner sous leur cuirasse de mouches ? Le boucher faisait siffler sa palme; les mouches s'envolaient. Vite, il repérait le bœuf, et en coupait une tranche avant que le tapis d'insectes ne s'abattît à nouveau sur lui. Or, même dans ces pays, pas une mouche dans les églises ! Vous me direz qu'il n'y a rien à manger...

   " Mon père, ce que je voulais, c'était sentir votre haleine aigre-douce de vieillard, deviner dans la pénombre le bon regard de vos yeux chassieux et entendre votre voix chevrotante. Rien de plus. Ensuite, je vous aurais bien volontiers raconté des péchés afin de vous étonner mais, à peine en manifesté-je l'intention et vous m'annoncez que je parle à Dieu lui-même. En ce cas, bonsoir ! Comme mes péchés ne sont qu'enfantillages et que farces de garnement, Dieu ne me prendrait pas au sérieux et ne serait nullement étonné. Amen."... "

 

Jean Cau, extrait de "La pitié de Dieu", Éditions Gallimard, 1961.

 

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Rédigé par jmlire9258

Publié dans #Littérature Française, #Dieu, #Foi, #Religion

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Publié le 3 Janvier 2025

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Rédigé par jmlire9258

Publié dans #AU REVOIR

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Publié le 22 Décembre 2024

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Rédigé par jmlire9258

Publié dans #Littérature Américaine, #Politique

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Publié le 18 Décembre 2024

   

 

 

" Je cours d'une phrase à la suivante, je tourne fiévreusement les pages. Je tremble d'épouvante et de gratitude. Je pleure d'exaltation : tout, absolument tout, y est ! Tout ce que je ne comprends pas depuis des mois, tout ce qui alimente ma haine et ma révolte. Le jargon d'abord, la jactance, les disputes et les bagarres, les chapardages et les vols, l'ennui surtout, le vide. L'horreur de ces tronches déjà marquées, de ces regards torves, de ces sourires fielleux. La promiscuité. Pas une minute de solitude et d'intimité - jamais. On pisse, on chie la porte ouverte, sous le regard des kapos.

La folie sadique. Les verges, les coups qu'on compte en silence dans le silence de la nuit. Les plaintes et les hurlements...

Tout est là, noir sur blanc. Le mystère se dissipe, l'expérience démentielle trouve un cadre qui lui confère un sens : le bagne d'enfants *.Il manque les chaînes et les fers, mais pour le reste ?

Le front me brûle, j'ai sans doute la fièvre. Cette fois, il ne s'agit pas d'un livre de plus : il s'agit du miroir où je me vois tel que je suis, le crâne tondu, couvert de furoncles, d'abcès qu'on doit sans cesse inciser et drainer.

Image inversée de ce déchet qui me fixe du fond de la Sibérie, je suis ce lecteur capable de recueillir les signes tracés par son frère en infortune. Nous nous regardons à travers la surface

réfléchissante de la littérature. Nous nous parlons d'égal à égal, hors du temps et de l'espace.

Malgré les apparences, rien ne nous sépare, Fédor, ni la langue, ni l'époque. Nous avons touché l'un et l'autre ce fond où les mots prennent une densité étrange, lestés chacun d'un poids de chair et de sang. Tu détesteras le style artiste, tu écriras avec une violence de plus en plus immédiate, proche de la grossièreté. Tu voudrais tout balayer pour retrouver ces instants d'éternité où, au beau milieu de la désolation, alors qu'on ne possède rien, qu'on a le ventre vide, que le froid vous engourdit, on se surprend brusquement à aimer l'existence. L'aimer d'un amour absurde, fou... Avons-nous jamais été si proches, Fédia ? nous sommes des innocents, des simples d'esprit, des idiots. Nous avons cependant compris deux ou trois petites choses. Nous avons lutté, frères. nous avons longtemps rampé dans le sous-sol. Nous sommes des étrangers, des marginaux, des déclassés. Nous n'appartenons à personne. c'est à peine si nous existons. Nous ne vivons qu'au cœur de la nuit, dans le bruissement furtif des mots. Nous croyons à ce mirage fantastique qui a ébloui nos enfances : la langue, sa musique, ses lumières et ses ombres, sa redoutable justice...

Michel Del Castillo : extrait de " Mon frère l'idiot " Arthème Fayard 1995

 

* En 1957, Michel del Castillo publie son premier roman, Tanguy, dans lequel il raconte les trois années d’horreur qu’il a passées dans la principale maison de redressement barcelonaise, l’Asilo Durán. La parution de l’ouvrage en France entraîne la naissance, en Espagne, d’une campagne de presse aigüe et circonscrite dans le temps (hiver 1958-1959). Ce mouvement de protestation est impulsé par une avocate féministe et pourtant proche du régime franquiste, Mercedes Fórmica ; cette dernière donne la parole à del Castillo ainsi qu’à des spécialistes réformistes de l’enfance irrégulière, qui critiquent vigoureusement des méthodes et des établissements qu’ils jugent archaïques. Unique dans l’histoire de la prise en charge de l’enfance irrégulière en Espagne de 1939 à 1975, cette « affaire del Castillo » fait grand bruit mais n’a qu’une postérité limitée. Elle contribue cependant, à plus long terme, à noircir l’image déjà sombre des maisons de redressement espagnoles et de la plus sinistre d’entre elles, l’Asilo Durán.

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