Publié le 18 Mai 2025
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" Entre tous les enfants je suis l'un des plus humbles,
qui regarde la vie du fond de sa cellule
et qui, plus éloigné des hommes que des choses,
se garde de juger de tout ce qui se passe.
Mais si tu veux pourtant que j'affronte ta face,
que j'affronte tes yeux sombres qui s'y détachent,
ne me condamne pas pour le pêché d'orgueil,
si je te dis que nul ne vit sa propre vie.
Les hommes sont hasard,
ils sont des voix, des bribes.
ils sont banalité, peurs et bonheurs infimes,
déguisés dès qu'enfants, leurs masques sont adultes,
mais en dessous, leur face est réduite au silence.
Et je me dis souvent que doivent exister
de grands trésors où tant de vies sont amassées
comme autant de berceaux, d'armures ou de litières,
où nul être réel jamais ne s'est glissé,
comme des vêtements qui, laissés à eux-mêmes,
ne tiennent pas debout et doucement s'affaissent
contre les murs épais de ces salles voûtées.
Et si sortant de mon jardin où je suis las
je continuais le soir à marcher devant moi,
je sais qu'alors tous les jardins me conduiraient
jusqu'à cet arsenal des choses non vécues.
Il n'y a là nul arbre et le pays est bas,
la muraille est plantée comme autour d'une geôle,
en un septuple anneau, sans la moindre fenêtre.
Et les portes, bardées de leurs lourdes ferrures,
interdisant l'entrée à qui veut pénétrer,
et les grilles aussi sont de la main de l'homme. "
Rainer Maria Rilke : extrait du "Livre du pèlerinage ( Stundenbuch, "Le livre d'heures" ), 1939.
Lu dans "La société des individus", de Norbert Elias, 1939, Suhrkamp Verlag, 1987, Arthème Fayard, 1991 pour la traduction française.